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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/410

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présenté dans la matinée chez moi pour tâcher de pouvoir faire sa cour à l’Empereur. L’amiral n’avait accordé à son vaisseau que deux ou trois heures de mouillage, et ayant obtenu que l’Empereur voulût bien le recevoir à quatre heures, il m’assura qu’il préférerait manquer son vaisseau plutôt que de perdre une telle occasion. L’Empereur n’était pas très bien, il avait passé plusieurs heures dans son bain ; à quatre heures il reçut le colonel.

L’Empereur lui fit beaucoup de questions sur l’Île-de-France, cédée depuis peu aux Anglais : il paraît que sa prospérité et son commerce souffrent du changement de domination.

Au départ du colonel, resté seul avec l’Empereur dans le jardin, je lui ai raconté que sa personne semblait être demeurée bien chère aux habitants de l’Île-de-France ; que le colonel m’avait dit que le nom de Napoléon n’y était prononcé qu’avec attendrissement. Lorsqu’on y apprit sa sortie de France et sa venue à Plymouth, c’était précisément un grand jour de fête dans la colonie ; le spectacle devait être tout à fait remarquable ; la nouvelle étant parvenue dans le jour, le soir il ne parut pas au théâtre un seul colon, soit blanc ou de couleur : il n’y eut que des Anglais, qui en demeurèrent embarrassés et fort irrités. L’Empereur m’écoutait. « C’est tout simple, m’a-t-il dit, après quelques moments de silence : cela prouve que les habitants de l’Île-de-France sont demeurés Français ; je suis la patrie, ils l’aiment ; on l’a blessée en moi, ils s’en affligent. » J’ajoutai que le changement de domination gênant leurs expressions, ils n’osaient pas porter publiquement sa santé ; mais qu’on n’y manquait pourtant jamais, disait le colonel ; on buvait à lui ; ce mot lui était consacré. Ces détails le touchaient. « Pauvres Français, a-t-il dit avec expression. Pauvre peuple ! pauvre nation ! Je méritais tout cela, je t’aimais ! Mais toi tu ne méritais pas assurément tous les maux qui pèsent sur toi ! Ah ! que tu méritais bien qu’on se dévouât pour toi ! Mais il faut en convenir, que d’infamie, de lâcheté et de dégradation j’ai eues autour de moi ! » Et, me fixant, il ajouta : « Et je ne parle pas ici de vos amis du faubourg Saint-Germain ; car, pour eux, c’est encore une autre question. »

Il nous parvenait souvent des traits et des mots qui, pareils à ceux de l’Île-de-France, étaient propres à remuer la fibre du cœur : l’île de l’Ascension, dans notre voisinage, avait toujours été déserte et abandonnée ; depuis que nous sommes ici, les Anglais ont cru devoir y faire un établissement. Le capitaine qui en a été prendre possession nous dit, à son