Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/445

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nait entouré de tous. D’aussi loin qu’il m’a aperçu, il m’a dit : Arrivez, venez nous dire votre opinion sur un point que nous débattons depuis une heure.

« Au retour de Waterloo, croyez-vous que j’eusse pu renvoyer le Corps Législatif et sauver la France sans lui ? – Non, ai-je dit ; le Corps Législatif ne se serait pas dissous volontairement ; il eût fallu employer la force : il eût protesté, et il y eût eu scandale. Le dissentiment qui eût éclaté dans son sein se fût répété dans la nation. Cependant l’ennemi serait arrivé. Votre Majesté eût succombé, accusée par toute l’Europe, accusée par les étrangers, accusée par nous-mêmes, emportant peut-être la malédiction universelle, et semblant n’avoir été qu’un chef d’aventures et de violences. Au lieu de cela, Votre majesté est sortie pure de la mêlée, et demeurera le héros d’une cause qui vivra éternellement dans le cœur de tous ceux qui croient à la cause des peuples ; elle s’est assuré, par sa modération, le plus beau caractère de l’histoire, dont autrement elle eût pu courir le risque de devenir la réprobation : elle a perdu sa puissance, il est vrai, mais elle a comblé la mesure de sa gloire !… »

« – Eh bien ! c’est aussi en partie mon avis, a repris l’Empereur ; mais est-il bien sûr que le peuple français sera juste envers moi ? ne m’accusera-t-il pas de l’avoir abandonné ? L’histoire décidera : je suis loin de la redouter, je l’invoque !

« Et moi-même, me suis-je demandé quelquefois, ai-je bien fait pour ce peuple malheureux tout ce qu’il avait droit d’attendre ? Il a tant fait pour moi ! Saura-t-il jamais, ce peuple, tout ce que m’a coûté la nuit qui précéda ma dernière décision ; cette nuit des incertitudes et des angoisses !

« Deux grands partis m’étaient laissés : celui de tenter de sauver la patrie par la violence, ou celui de céder moi-même à l’impulsion générale. J’ai dû prendre celui que j’ai suivi ; amis et ennemis, bien intentionnés et méchants, tous étaient contre moi. Je demeurais seul ; j’ai dû céder ; et une fois fait, cela a été fait : je ne suis pas pour les demi-mesures ; et puis la souveraineté ne se quitte pas, ne se reprend pas de la sorte comme on le ferait d’un manteau.

« L’autre parti demandait une étrange vigueur. Il se fût trouvé de grands criminels, et il eût fallu de grands châtiments : le sang pouvait couler, et alors sait-on où nous étions conduits ? Quelles scènes pouvaient se renouveler ! Moi, n’allais-je pas par là me tremper, noyer ma mémoire de mes propres mains dans ce cloaque de sang, de crimes,