Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/446

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d’abominations de toute espèce, que la haine, les pamphlets, les libelles ont accumulés sur moi ? Ce jour-là je semblais justifier tout ce qu’il leur a plu d’inventer. Je devenais pour la postérité et l’histoire le Néron, le Tibère de nos temps. Si encore, à ce prix, j’eusse sauvé la patrie !… je m’en sentais l’énergie !… Mais était-il bien sûr que j’aurais réussi ? Tous nos dangers ne venaient pas du dehors ; nos dissentiments au-dedans ne leur étaient-ils pas supérieurs ? Ne voyait-on pas une foule d’insensés s’acharner à disputer sur les nuances avant d’avoir assuré le triomphe de la couleur ? À qui d’eux eût-on persuadé que je ne travaillais pas pour moi seul, pour mes avantages personnels ? Qui d’eux eût-on convaincu que j’étais désintéressé ? que je ne combattais que pour sauver la patrie ? À qui eût-on fait croire tous les dangers, tous les malheurs auxquels je cherchais à la soustraire ? Ils étaient visibles pour moi ; mais quant au vulgaire, il les ignorera toujours s’ils n’ont pesé sur lui.

Qu’eût-on répondu à celui qui se fût écrié : Le voilà de nouveau le despote, le tyran ! le lendemain même de ses serments, il les viole de nouveau ! Et qui sait si, dans tous ces mouvements, cette complication inextricable, je n’eusse point péri d’une main même française, dans le conflit des citoyens ? Et alors que devenait la nation aux yeux de tout l’univers et dans l’estime des générations les plus reculées ! Car sa gloire est à m’avouer ! Je ne saurais avoir fait tant de choses pour son honneur et son lustre, sans elle, en dépit d’elle : elle me rendrait trop grand !… Je le répète, l’histoire décidera !… »

Après cette sortie, il est revenu sur les mesures et les détails de la campagne, et s’arrêtait avec complaisance sur son glorieux début, avec angoisse sur le terrible désastre qui l’avait terminée.

« Toutefois, concluait-il, rien ne me semblait encore désespéré, si j’eusse trouvé le concours que je devais attendre. Nos seules ressources étaient dans les Chambres : j’accourus à Paris pour les en convaincre ; mais elles s’insurgèrent aussitôt contre moi, sous je ne sais quel prétexte, que je venais les dissoudre. Quelle absurdité ! Dès cet instant tout fut perdu[1].

  1. Le temps qui apprend tout nous a fait connaître les petits ressorts qui ont amené un des plus grands dénouements.
    Voici ce que je tiens de la propre bouche des acteurs :
    En apprenant l’arrivée de Napoléon à l’Élysée après Waterloo, Fouché court aux membres inquiets, défiants, ombrageux de la Chambre : « Aux armes ! leur crie-t-il. Il revient furieux et résolu à dissoudre les Chambres et à saisir la dictature ; nous ne devons pas souffrir ce retour de la tyrannie. » Et de là il court aux meilleurs amis de Napoléon : « Savez-vous, leur dit-il, que la fermentation est extrême