Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/447

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« Ce n’est pas, ajoutait l’Empereur, qu’il faille peut-être accuser la masse de ces Chambres ; mais telle est la marche inévitable de ces corps nombreux, ils périssent par défaut d’unité ; il leur faut des chefs aussi bien qu’aux armées : on nomme à celles-ci ; mais les grands talents, les génies éminemment supérieurs, se saisissent des assemblées et les gouvernent. Or, nous manquions de tout cela ; aussi, en dépit du bon esprit dont le grand nombre pouvait être animé, tout se trouva, dès l’instant, confusion, vertige, tumulte : la perfidie, la corruption, vinrent s’établir aux portes du Corps Législatif ; l’incapacité, le désordre, le travers d’esprit, régnèrent dans son sein, et la France devint la proie de l’étranger.

« Un moment j’eus envie de résister, continuait-il, je fus sur le point de me déclarer en permanence aux Tuileries, au milieu des ministres et du Conseil d’État ; d’appeler autour de moi les six mille hommes de la garde que j’avais à Paris ; de les grossir de la partie bien intentionnée de la garde nationale, qui était nombreuse, et de tous les fédérés des faubourgs ; d’ajourner le Corps Législatif à Tours ou à Blois ; de réorganiser sous Paris les débris de l’armée et de travailler seul ainsi, et par forme de dictature, au salut de la patrie. Mais le Corps Législatif aurait-il obéi ? J’aurais bien pu l’y contraindre par la force ; mais alors quel scandale et quelle nouvelle complication ! Le peuple ferait-il cause commune avec moi ? L’armée même m’obéirait-elle constamment ? Dans les crises toujours renaissantes, ne se séparerait-on pas de moi ? N’essaierait-on pas de s’arranger à mes dépens ? L’idée que tant d’efforts et de dangers n’avaient que moi pour objet ne serait-elle pas un prétexte plausible ? Les facilités que chacun avait trouvées l’année précédente auprès des Bourbons ne seraient-elle pas aujourd’hui, pour bien des gens, des inductions décisives ?

« Oui, j’ai balancé longtemps, disait l’Empereur, pesé le pour et le contre ; et, comme je vais vite et loin, que je pense fortement, j’ai conclu que je ne pouvais résister à la coalition du dehors, aux roya-

    contre l’Empereur parmi certains députés et que nous n’avons d’autre parti pour le sauver que de leur montrer les dents, de leur faire voir toute la force de l’Empereur, et combien il lui serait facile de les dissoudre ? »
    Les amis de Napoléon, aisément dupés, au fort de cette crise soudaine, ne manquent pas de suivre, ou peut-être même dépassent les suggestions de Fouché, qui recourt ensuite aux premiers, leur disant : « Vous voyez bien que ses meilleurs amis en conviennent, le danger est pressant ; dans peu d’heures si on n’y pourvoit, il n’y aura plus de Chambres, et l’on serait bien coupable de laisser échapper le seul instant de s’y opposer » Alors la permanence des Chambres, l’abdication forcée de Napoléon, et un grand empire succombe sous les plus petites, les plus subalternes intrigues, à la faveur des rapports de vrais commérages d’antichambre. Ah ! Fouché !… Fouché !… que l’Empereur le connaissait bien, quand il disait qu’on était toujours sûr de trouver son vilain pied sali dans les souliers de tout le monde !