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je le sais ; aussi, quand je me défie de moi-même, je me demande : Eût-on agi de la sorte aux Tuileries ? C’est toujours là ma grande épreuve. »

Il a ensuite beaucoup parlé de lui, de nous, de nos rapports réciproques, de notre situation dans l’île, de l’influence que notre attitude individuelle aurait pu exercer, etc., etc… Et ses réflexions étaient nombreuses, vives, fortes ; elles étaient justes. Dans l’émotion qu’elles me causaient, je me suis écrié : « Sire, permettez-moi de m’emparer de cette affaire ; jamais elle n’a paru bien certainement sous de telles couleurs ; si elle était vue de la sorte, je suis sûr qu’elle navrerait de douleur, et vous verriez quels repentirs ! Je ne vous demande qu’à pouvoir dire un mot. » Sur quoi l’Empereur, revenant à lui, a dit avec dignité : « Non, Monsieur ; bien plus, je vous le défends. L’épanchement est fait, la nature a eu son cours, je ne m’en souviens plus, et vous, vous ne devez jamais l’avoir su. »

En effet, au retour nous avons tous déjeuné dans le jardin, et il s’y est montré plus gai que de coutume. Le soir il a dîné dans son intérieur.


Politique – État de l’Europe – Ascendant irrésistible des idées libérales.


Mardi 9, mercredi 10.

Il est arrivé le 9 un bâtiment d’Angleterre portant les journaux jusqu’au 21 janvier. L’Empereur, dont les promenades à cheval ont continué tous les matins, a passé le reste du temps dans sa chambre à parcourir ces journaux.

Les derniers numéros que nous venions de recevoir étaient aussi chauds qu’aucun de ceux que nous eussions vus. L’agitation en France allait croissant ; le roi de Prusse arrêtait chez lui les sociétés secrètes, il conservait la landwehr ; la Russie faisait de nouvelles recrues ; l’Autriche se querellait avec la Bavière ; en Angleterre la persécution des protestants de France et la violence du parti qui se rendait maître remuaient l’esprit public et préparaient des armes à l’opposition : jamais l’Europe n’avait été plus en fermentation.

Au récit du déluge de maux et des évènements sanglants qui affligeaient tous les départements, l’Empereur s’est élancé de son canapé, et frappant du pied avec chaleur, il s’est écrié : « Ah ! quel malheur que je n’aie pu gagner l’Amérique ! De l’autre hémisphère même, j’eusse protégé la France contre les réacteurs ! La crainte de mon apparition eût tenu en bride leur violence et leur déraison ; il eût suffi de mon nom pour enchaîner les excès et frapper d’épouvante ! »