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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/48

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terre à une telle magnanimité ? On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi ; et quand il se fut livré de bonne foi, on l’immola.

« Signé Napoléon. »
À bord du Bellérophon, à la mer.


Le duc de Rovigo m’apprend que l’Empereur a demandé à m’envoyer à Londres vers le prince régent, mais qu’on s’y est obstinément refusé.

La mer était grosse, le vent violent, nous étions en grande partie malades de la mer. Et que ne peut pas la préoccupation du moral sur les infirmités physiques ! C’est la seule fois de ma vie peut-être que je n’aie pas été atteint du mal de mer par un temps pareil.

En sortant de Plymouth, nous avions d’abord gouverné à l’est, vent arrière ; mais bientôt nous vînmes au plus près, nous courions des bords, nous croisions, et nous ne pouvions rien comprendre à cette nouvelle espèce de supplice.


Marques de confiance que me donne l’Empereur.


Samedi 5.

Toute la journée du 5 se passa de la même manière. L’Empereur, à sa conversation habituelle du soir, me donna deux grandes marques de confiance ; je ne puis les livrer au papier[1].


Mouillage à Start-point – Personnes qui accompagnent l’Empereur.


Dimanche 6.

Nous mouillâmes, vers le milieu du jour, à Start-point, où un vaisseau n’est pas en sûreté, et nous n’avions pourtant que deux pas à faire pour être fort bien dans Torbay ; cette circonstance nous étonnait. Toutefois nous avions appris que notre but était d’aller au-devant

  1. Il en est une que je puis raconter aujourd’hui. À mon heure accoutumée, l’Empereur, se promenant avec moi dans la galerie du vaisseau, tire de dessous sa veste, tout en traitant un objet étranger à ce qu’il faisait, une espèce de ceinture qu’il me passa en disant : « Gardez-moi cela. » Sans l’interrompre davantage, je la replaçai de la même manière sous mon gilet. Il m’apprit plus tard que c’était un collier de 200 000 fr., que la reine Hortense l’avait forcé de prendre à son départ de la Malmaison. Arrivé à Sainte-Hélène, je parlai plusieurs fois de rendre le collier, sans obtenir un mot de réponse ; m’y étant hasardé de nouveau à Longwood, il me dit assez sèchement : « Vous gêne-t-il ? – Non, Sire. – Eh bien ! gardez-le. » Avec le temps, ce collier, toujours sur moi, ne me quittant jamais, s’identifia en quelque sorte avec ma personne, je n’y songeais plus ; tellement qu’arraché de Longwood, ce ne fut qu’au bout de plusieurs jours, et par le plus grand hasard, qu’il me revint à la pensée, et alors j’en frémis !… Quitter l’Empereur, et le priver d’une telle ressource ! Car comment le lui rendre désormais ? j’étais tenu au secret le plus rigoureux, entouré de geôliers et de sentinelles, nulles communications n’étaient praticables. Je m’évertuais en vain ; le temps courait ; il ne me restait que peu de jours, et rien n’eût égalé mon désespoir de partir de la sorte. Dans cette situation, je risquai le tout pour le tout : un Anglais, à qui j’avais parlé souvent, vint par circonstance particulière, et ce fut sous les yeux mêmes du gouverneur et d’un de ses plus intimes affidés qu’il avait amené avec lui que je me hasardai.« Je vous crois une belle âme, lui dis-je à la dérobée, je vais la mettre à l’épreuve… Rien du reste de nuisible ou de contraire à votre honneur… seulement un riche dépôt à restituer à Napoléon. Si vous l’acceptez, mon fils va le mettre dans votre poche… »
    Pour toute réponse, il ralentit son pas ; mon fils nous suivait, je l’avais préparé, et le collier fut glissé presque à la vue des factionnaires. J’ai eu l’inexprimable satisfaction, avant de quitter l’île, de savoir qu’il avait atteint les mains de l’Empereur. De quelles douces sensations le cœur n’est-il pas remué par le souvenir et le récit d’un pareil trait de la part d’un ennemi et dans de telles circonstances !