Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/491

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l’avait assuré que le moment était venu où Napoléon, embarrassé, ferait des sacrifices pour éviter la guerre ; que l’occasion était favorable, qu’il fallait la saisir ; qu’il ne s’agissait que de se montrer et de parler ferme ; qu’on aurait les indemnités du duc d’Oldembourg ; qu’on acquerrait Dantzick, et que la Russie se créerait une immense considération en Europe.

« Telle était la clef du mouvement des troupes russes et de la note insolente du prince Kourakin, qui, sans doute, n’était pas dans le secret, et qui avait eu le tort, par son peu d’esprit, d’exécuter ses instructions trop à la lettre. La même présomption, le même système amena encore le refus de recevoir Lauriston à Wilna ; et voici, disait Napoléon, les vices et le malheur de ma diplomatie nouvelle ; elle demeurait isolée, sans affinité, sans contact, au milieu des objets qu’il s’agissait de manier. Si j’avais eu un ministre des relations extérieures de la vieille aristocratie, un homme supérieur, il eût pu, il eût dû dans la conversation deviner cette nuance, et nous n’eussions pas eu la guerre. Talleyrand en eût été capable peut-être, mais ce fut au-dessus de la nouvelle école. Pour moi, je ne pouvais pourtant deviner tout seul. La dignité m’interdisait les éclaircissements personnels ; je ne pouvais juger que sur les pièces, et j’avais beau les tourner, les retourner, arrivé à un certain point, elles demeuraient muettes, et ne pouvaient répondre à toutes mes attaques.

« À peine eus-je ouvert la campagne que le masque tomba ; les vrais sentiments de l’ennemi durent se montrer. Au bout de trois ou quatre jours, frappé de nos premiers succès, Alexandre me dépêcha quelqu’un pour me dire que, si je voulais évacuer le territoire envahi, revenir au Niémen, il allait traiter. Mais, à mon tour, je pris cela pour une ruse. J’étais enflé du succès ; j’avais pris l’armée russe en flagrant délit ; tout était culbuté et en désordre. J’avais coupé Bagration, je devais espérer de le détruire ; je crus donc qu’on ne voulait que gagner du temps pour le sauver et se rallier. Nul doute que si j’avais été convaincu de la bonne foi d’Alexandre, je n’eusse accédé à sa demande. Je serais revenu au Niémen, il n’eût pas passé la Dwina. Wilna eût été neutralisé ; nous nous y serions rendus, chacun avec deux ou trois bataillons de notre garde : nous eussions traité en personne. Que de combinaisons j’eusse introduites !… Il n’eût eu qu’à choisir !… Nous nous serions séparés bons amis…

« Et malgré les évènements qui ont suivi et le laissent triomphant, est-il bien prouvé que ce parti eût été moins avantageux pour lui que ce qui