Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/497

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comme nous ne nous comprenions que des yeux et du geste, la scène était des plus plaisantes. Le soir, l’impératrice, qui se fit expliquer la cause du bruit qu’elle avait entendu, en rit beaucoup, et gronda bien davantage. « C’était très mal assurément, remarquait l’Empereur ; mais aussi que diable venait-il faire là ? – Sire, il venait faire sa cour, ainsi que son camarade le Turc ; ils espéraient que Votre Majesté le saurait, bien qu’elle fût peut-être alors à cinq cents lieues. » J’ajoutais que nous leur avions vu faire des actes de courtisanerie bien plus forts encore, quoiqu’il ne s’en fût peut-être pas aperçu davantage. « Nous les avons vus, lui disais-je, après les grandes audiences diplomatiques du dimanche, suivre Votre Majesté à la messe, et partager les travées de la chapelle avec des cardinaux de la sainte église romaine. – Quelle monstruosité pour eux ! s’écriait l’Empereur. Quel renversement de tous leurs principes et de toutes leurs coutumes ! que de choses extraordinaires j’ai fait faire ! et pourtant rien de tout cela n’était commandé, pas même aperçu ! »

La conversation continuant sur les deux Orientaux, je racontais qu’on m’avait dit que l’archichancelier Cambacérès leur avait un jour donné un grand dîner à tous deux ensemble.

Quoique des mêmes contrées et de la même religion, ils montraient pourtant deux nuances fort différentes : le Turc, disciple d’Omar, était le janséniste ; le Persan, sectateur d’Aly, était le jésuite. On disait plaisamment qu’à ce repas ils s’observaient l’un et l’autre à l’égard du vin, comme deux évêques auraient pu le faire pour le gras du vendredi.

Le Turc, atrabilaire et ignorant, fut déclaré n’être qu’une grosse bête ; le Persan, littérateur et fort causant, passa pour avoir beaucoup d’esprit. On observa qu’il prenait tous ses mets à pleines mains, n’employant que ses doigts pour manger, et il s’en serait peu fallu qu’il n’eût servi ses voisins de la sorte. Un de nos usages le frappa, c’était de nous voir manger du pain avec tous nos mets ; il ne concevait pas que nous nous crussions obligés, disait-il, de manger constamment de la même chose avec toutes choses.

Je dois avoir déjà dit que rien n’amuse et ne distrait plus complètement l’Empereur que le récit des mœurs et des histoires de nos salons.

L’émigration, le faubourg Saint-Germain étaient des sujets sur lesquels il revenait avec moi le plus volontiers dès que nous étions ensemble ; et il expliquait cela, me disant une fois : « J’étais au fait des miens, mais j’ai toujours ignoré ceux-là. » C’était d’ailleurs en lui, ajoutait-il, le penchant naturel de savoir ce qui se passait chez le voisin,