Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/498

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le commérage des petites villes. « Ce n’est pas, continuait-il, qu’on ne m’en parlât beaucoup au temps de ma puissance ; mais si l’on m’en disait du bien, je me tenais aussitôt en garde, je craignais les insinuations ; et si l’on m’en parlait mal, je me défiais de la délation, et j’avais à me défendre du mépris. Ici, mon cher, aucun de ces inconvénients ; vous et moi, nous sommes déjà de l’autre monde, nous causons aux Champs-Élysées : vous êtes sans intérêts, et moi sans défiance. »

J’étais donc heureux quand l’occasion de raconter se présentait, et je la saisissais avec empressement. Du reste, l’Empereur me devinait à cet égard et m’en tenait compte ; car, à la fin d’une de mes histoires, me pinçant l’oreille, il me dit d’un son de voix qui me ravissait : « J’ai trouvé dans votre Atlas qu’un roi du Nord ayant été muré dans un cachot, un soldat avait demandé et obtenu de s’y enfermer avec lui pour le désennuyer, soit en le faisant parler, soit en lui racontant. Mon cher, vous voilà ce soldat.

Les salons de Paris sont terribles avec leurs quolibets, remarquait alors l’Empereur, et cela parce qu’il faut convenir que la plupart sont pleins de sel et d’esprit. Avec eux on est toujours battu en brèche, et il est bien rare qu’on n’y succombe pas. – Il est sûr, disais-je, que nous ne respections rien, que nous nous attaquions même aux dieux ; rien ne nous était sacré, et Votre Majesté suppose bien qu’elle-même et l’impératrice n’étaient pas épargnées. – Ah ! je le crois bien, répondait l’Empereur ; mais n’importe, racontez toujours. – Eh bien, Sire, on disait qu’un jour Votre Majesté, fort mécontente à la lecture d’une dépêche de Vienne, avait dit à l’impératrice, dans sa colère et sa mauvaise humeur : Votre père est une ganache. Marie-Louise, qui ignorait beaucoup de termes français, s’adressant au premier courtisan qui lui tomba sous la main : – L’Empereur me dit que mon père est une ganache ; que veut dire cela ? À cette interpellation inattendue, le courtisan, dans son embarras, balbutia que cela voulait dire un homme sage, de poids, de bon conseil. À quelques jours de là, et la mémoire encore toute fraîche de sa nouvelle acquisition, l’impératrice présidant le Conseil d’État, et voyant la discussion plus animée qu’elle ne voulait, interpella, pour y mettre fin, Cambacérès, qui, à ses côtés, bayait tant soit peu aux corneilles. – C’est à vous à nous mettre d’accord dans cette occasion importante, lui dit-elle ; vous serez notre oracle, car je vous tiens pour la première, la meilleure ganache de l’empire. » À ces paroles de mon récit, l’Empereur riait à s’en tenir les côtés. « Ah ! quel dommage, disait-il, que cela ne soit véritable !