Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/568

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dans les principes. Il est hors de doute que, dans la crise où se trouvait la France, dans la lutte des idées nouvelles, dans la grande cause du siècle contre le reste de l’Europe, nous ne pouvions laisser l’Espagne en arrière, à la disposition de nos ennemis : il fallait l’enchaîner, de gré ou de force, dans notre système. Le destin de la France le demandait ainsi, et le code du salut des nations n’est pas toujours celui des particuliers. D’ailleurs, à la nécessité de la politique se joignait ici, pour moi, la force du droit. L’Espagne, quand elle m’avait cru en péril, l’Espagne, quand elle me sut aux prises à Iéna, m’avait à peu près déclaré la guerre. L’injure ne devait pas passer impunie ; je pouvais la lui déclarer à mon tour ; et certes le succès ne pouvait point être douteux. C’est cette facilité même qui m’égara. La nation méprisait son gouvernement ; elle appelait à grands cris une régénération. De la hauteur à laquelle le sort m’avait élevé, je me crus appelé, je crus digne de moi d’accomplir en paix un si grand évènement. Je voulus épargner le sang, que pas une goutte ne souillât l’émancipation castillane. Je délivrai donc les Espagnols de leurs hideuses institutions ; je leur donnai une constitution libérale ; je crus nécessaire, trop légèrement peut-être, de changer leur dynastie. Je plaçai un de mes frères à leur tête ; mais il fut le seul étranger au milieu d’eux. Je respectai l’intégrité de leur territoire, leur indépendance, leurs mœurs, le reste de leurs lois. Le nouveau monarque gagna la capitale, n’ayant d’autres ministres, d’autres conseillers, d’autres courtisans que ceux de la dernière cour. Mes troupes allaient se retirer ; j’accomplissais le plus grand bienfait qui ait jamais été répandu sur un peuple, me disais-je, et je me le dis encore. Les Espagnols eux-mêmes, m’a-t-on assuré, le pensaient au fond, et ne se sont plaints que des formes. J’attendais leurs bénédictions ; il en fut autrement : ils dédaignèrent l’intérêt pour ne s’occuper que de l’injure ; ils s’indignèrent à l’idée de l’offense, se révoltèrent à la vue de la force, tous coururent aux armes. Les Espagnols en masse se conduisirent comme un homme d’honneur. Je n’ai rien à dire à cela, sinon qu’ils ont triomphé, qu’ils en ont été cruellement punis ! qu’ils en sont peut-être à regretter !… Ils méritaient mieux !… »

Aujourd’hui l’Empereur a dîné avec nous ; il y avait longtemps que nous en étions privés. Après le dîner, il nous a lu Claudine, nouvelle de Florian, et des morceaux de Paul et Virginie, qu’il aime beaucoup par des ressouvenirs de ses premiers ans, disait-il.

Le transport l’Adamante est arrivé : ce vaisseau avait manqué l’île ; il