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Après son dîner, il a fait entrer tout le monde dans sa chambre et nous a gardés jusqu’à dix heures.

Mercredi 8.

L’Empereur est sorti vers cinq heures et a fait un tour en calèche. Au retour, l’Empereur a reçu plusieurs Anglais ; il leur a fait une foule de questions suivant sa coutume. Leur vaisseau était le Cornwall, se rendant à la Chine et devant repasser au mois de janvier prochain, dans son retour pour l’Europe.

Le dîner fini, l’un de nous disait à l’Empereur qu’il avait souffert vivement dans la journée en mettant au net sa dictée sur la bataille de Waterloo, voyant que les résultats n’avaient tenu qu’à un cheveu. L’Empereur, pour toute réponse, avec un accent qui venait de loin, a dit à mon fils : « My son (mon fils), c’était son expression d’habitude, allez nous chercher Iphigénie en Aulide, cela nous fera plus de bien. » Et il nous a lu cette belle pièce, qu’on aime chaque fois davantage.


Paroles caractéristiques de l’Empereur relatives à moi.


Jeudi 9.

Je suis allé dîner à Briars avec mon fils et le général Gourgaud ; nous y sommes demeurés à un petit bal. J’y rencontrai l’amiral, et jamais je ne le trouvai mieux. C’était la première fois que je le voyais depuis l’aventure de Noverraz ; je savais combien il devait l’avoir sur le cœur : il allait retourner en Europe, et je connaissais les sentiments de l’Empereur ; je fus tenté vingt fois d’aborder franchement le sujet et de le rapprocher ainsi de Napoléon. La vérité, la justice, notre intérêt le demandaient ; je fus arrêté par de trop petites considérations sans doute : que de fois je m’en suis blâmé depuis !… mais je n’avais pas reçu cette mission délicate, et je n’osais la prendre tout à fait sur moi. L’amiral pouvait lui donner de la publicité et une tournure qui eussent fort déplu à l’Empereur, et m’auraient exposé à des désagréments très possibles. À ce sujet, je vais citer le trait suivant ; il caractérise trop Napoléon pour être omis.

Il me peignait un jour tous les vices de la faiblesse et de la crédulité dans le souverain, les intrigues qu’elles alimentaient dans le palais, l’instabilité dont elles étaient les sources ; il prouvait très bien qu’il ne pouvait échapper à l’adresse des courtisans ni à celle de la calomnie : « Et je vais vous en donner une preuve, disait-il ; vous voilà, vous, qui avez tout quitté pour me suivre ; vous dont le dévouement est noble et touchant ; eh bien ! que pensez-vous avoir fait ?… Qui croyez-vous être !… Rien qu’un ancien noble, qu’un émigré, agent des Bourbons, et d’intelligence avec les Anglais ; qui avez concouru à me livrer à eux,