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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/58

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de la manière dont il fut exprimé, pour qu’il n’y revînt pas. Néanmoins l’amiral continua toujours à être très attentif ; seulement ce n’était plus qu’aux valets de chambre qu’il indiquait ce qu’il pouvait y avoir de préférable ; ceux-ci s’en occupaient seuls ; l’Empereur y demeurait tout à fait étranger, ne voyant, ne cherchant, n’apercevant rien ; généralement gardant le silence, et demeurant au milieu de la conversation (bien que toujours en français, mais très réservée) comme s’il ne l’eût pas entendue. S’il lui arrivait de rompre le silence, c’était pour faire quelques questions scientifiques ou techniques, ou pour adresser quelques paroles à ceux que l’amiral invitait occasionnellement à dîner. J’étais, alors, la plupart du temps, celui à qui l’Empereur adressait les questions pour que je les traduisisse.

On sait que les Anglais ont l’habitude de rester fort longtemps à table, après le dessert, pour boire et causer : l’Empereur, déjà très fatigué par la longueur des services, n’eût pu supporter cet usage ; aussi et dès le premier jour, immédiatement après le café, il se leva, et alla sur le pont ; le grand maréchal et moi nous le suivîmes. L’amiral en fut déconcerté ; il se permit de s’en exprimer légèrement avec les siens ; mais la comtesse Bertrand, dont l’anglais est la langue maternelle, reprit avec chaleur : « N’oubliez pas, monsieur l’amiral, que vous avez affaire à celui qui a été le maître du monde, et que les rois briguaient l’honneur d’être admis à sa table. – Cela est vrai, » répondit l’amiral. Et cet officier, qui du reste a de la justesse dans l’esprit, une certaine convenance de manières, et parfois, beaucoup de grâce, s’empressa de faciliter, dès ce moment, cet usage de l’Empereur : il hâta les services, et demandait, avant le temps, le café pour l’Empereur et ceux qui devaient sortir avec lui. Dès que l’Empereur avait achevé, il partait ; tout le monde se levait jusqu’à ce qu’il fût hors de la chambre ; le reste demeurait à boire plus d’une heure encore.

L’Empereur se promenait alors sur le pont jusqu’à la nuit avec le grand maréchal et moi ; ce qui devint une chose de tous les jours et consacrée.

L’Empereur rentrait ensuite dans le salon, et nous nous mettions à jouer au vingt-et-un. Il se retirait d’ordinaire au bout d’une demi-heure.


Faveur bizarre de la fortune.


Mardi 15 août.

Dans la matinée, nous avons demandé à être admis près de l’Empereur ; nous sommes entrés tous à la fois chez lui ; il n’en devinait pas la cause : c’était sa fête ; il n’y avait pas pensé. Nous avions l’habitude de le voir ce jour-là dans des lieux plus vastes et tout remplis de sa puissance ; mais