Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/588

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est point dans les meubles et dans la maison qui sont ici ; il est dans le roc sur lequel elle repose, dans la latitude qu’elle occupe ; tant qu’on ne changera pas cette latitude, nous ne serons jamais bien. »

Je lui ai répété littéralement ce que l’Empereur avait dit peu de jours auparavant au gouverneur sur le même sujet. Cet homme s’est ému, et, me serrant la main, m’a dit avec chaleur : « Mon cher Monsieur, c’est un trop grand homme ; il a trop de grands talents, il s’est rendu trop redoutable, il est trop à craindre pour nous. – Mais, lui ai-je dit à mon tour, pourquoi n’avoir pas tiré ensemble le char de front, au lieu de se tuer réciproquement à le tirer en sens opposé ? Quelle n’eût pas pu être sa course alors ! » Il m’a regardé, et, me serrant de nouveau la main d’un air pensif, il m’a dit : « Oui, cela vaudrait bien mieux sans doute ; mais… »

Du reste, tous étaient également frappés, surtout de la liberté des manières de l’Empereur et du calme de sa figure. Je ne sais ce qu’ils s’attendaient à trouver. L’un d’eux me disait qu’il ne pouvait pas se faire une juste idée de la force d’âme qui avait été nécessaire à Napoléon pour supporter de pareilles secousses. « C’est que personne ne connaît encore bien l’Empereur, ai-je repris. Il nous disait l’autre jour qu’il avait été de marbre pour tous les grands évènements, qu’ils avaient glissé sur lui sans mordre sur son moral ni sur ses facultés. »


L’amiral. — Lady London. — Mon atlas. Circonstance singulière à ce sujet. — Visite du gouverneur. Conversation chaude avec l’Empereur..


Mercredi 15.

Lady Loudon, femme de lord Moira, gouverneur général des Indes, était depuis quelques jours dans l’île et attirait toutes les attentions. C’était une grande dame, répondant peut-être à nos duchesses dans la vieille monarchie. Les officiers anglais lui prodiguaient les derniers égards. L’amiral l’avait à bord du Northumberland ce jour-là, et lui donnait une petite fête. Il envoya une ordonnance à cheval me prier de lui prêter mon Atlas pour la soirée, voulant le faire considérer à lady Loudon, dont le mari s’y trouvait indiqué comme le premier représentant des Plantagenets, et conséquemment comme le légitime du trône d’Angleterre.

L’amiral et moi nous étions sur le pied d’une complète indifférence, à peu près étrangers l’un à l’autre depuis qu’il m’avait débarqué. C’était donc moins une bienveillance pour moi qu’un compliment pour l’ouvrage lui-même. On s’en était entretenu, la dame avait désiré le