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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/6

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proscrits par les lois de la patrie, grand nombre de nous gagnèrent l’Angleterre, qui ne tarda pas à nous jeter sur les plages de Quiberon. Assez heureux pour ne pas y avoir débarqué, je pus réfléchir, au retour, sur l’horrible situation de combattre sa patrie sous des bannières étrangères ; et dès cet instant mes idées, mes principes, mes projets, furent ébranlés, altérés ou changés.

Désespérant des évènements, abandonnant le monde et ma sphère naturelle, je me livrai à l’étude, et sous un nom emprunté je refis mon éducation, en essayant de travailler à celle d’autrui.

Cependant, au bout de quelques années, le traité d’Amiens et l’amnistie du Premier Consul nous rouvrirent les portes de la France. Je n’y possédais plus rien, la loi avait disposé de mon patrimoine ; mais est-il rien qui puisse faire oublier le sol natal ou détruire le charme de respirer l’air de la patrie ?

J’accourus ; je remerciai d’un pardon qui m’était d’autant plus cher que je pus dire avec fierté que je le recevais sans avoir à me repentir.

Bientôt après, la monarchie fut proclamée de nouveau : alors ma situation, mes sentiments furent des plus étranges ; je me trouvais soldat puni d’une cause qui triomphait. Chaque jour on en revenait à nos anciennes idées, tout ce qui avait été cher à nos principes, à nos préjugés se rétablissait ; et pourtant la délicatesse et l’honneur nous faisaient une espèce de devoir d’en demeurer éloignés.

En vain le nouveau gouvernement avait-il proclamé hautement la fusion de tous les partis ; en vain son chef avait-il consacré ne vouloir plus connaître en France que des Français ; en vain d’anciens amis, d’anciens camarades, m’offraient-ils les avantages d’une nouvelle carrière à mon choix ; ne pouvant venir à bout de vaincre la discordance intérieure dont je me sentais tourmenté, je me condamnai obstinément à l’abnégation, je me réfugiai dans le travail, je composai, et toujours sous mon nom emprunté, un ouvrage historique qui refit ma fortune, et alors s’écoulèrent les cinq ou six années les plus heureuses de ma vie.