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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/69

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jusqu’à nous les émanations. Ce temps dura toute la journée du lendemain, la communication avec la terre devint très difficile ; cependant le consul anglais vint à bord : il nous dit que depuis nombre d’années l’on n’avait eu un temps pareil ; toutes les vitres de la ville étaient brisées, on respirait à peine dans les rues, et la récolte de vin était perdue. Durant ce temps nous courions des bordées devant la ville ; nous continuâmes ainsi toute la nuit suivante et la journée du 24, où nous embarquâmes quelques bœufs et d’autres provisions, des oranges non mûres, de mauvaises pêches, des poires sans goût, mais des figues et du raisin excellents. Le soir nous fîmes route avec une grande rapidité, le vent étant demeuré toujours très fort. Le 25 et le 26 on mit en panne une partie de la journée, pour distribuer les approvisionnements dans l’escadre ; le reste du temps on fit bonne et grande route.

Rien n’interrompait l’uniformité de nos moments ; chaque jour passait lentement en détail, et grossissait un passé qui, en masse, nous semblait court, parce qu’il était sans couleur, et que rien ne le caractérisait.

L’Empereur avait accru le cercle de ses diversions de quelques parties d’échecs. Personne n'y était fort ; l’Empereur l’était infiniment peu ; il gagnait avec les uns, et perdait avec les autres ; ce qui le conduisit un soir à dire : « Comment se fait-il que je perde très souvent avec ceux qui n’ont jamais gagné celui que je gagne presque toujours ? Cela n’implique-t-il pas contradiction ? Comment résoudre ce problème ? » dit-il en clignant de l’œil, pour faire voir qu’il n’était pas la dupe de la galanterie habituelle de celui qui en effet était le plus fort.

Le soir nous ne jouions plus au vingt-et-un, nous l’interrompîmes pour l’avoir porté trop haut, ce qui avait paru déplaire à l’Empereur, fort ennemi du jeu.


Canaries – Passage du tropique – Un homme à la mer – Enfance de l’Empereur – Détails – Napoléon à Brienne – Pichegru – Napoléon à l’École militaire de Paris – Dans l’artillerie – Ses sociétés – Napoléon au commencement de la révolution.


Dimanche 27 au jeudi 31.

Le dimanche 27, nous nous trouvâmes, au jour, au milieu des Canaries, que nous traversâmes dans la journée, faisant dix ou douze nœuds (trois ou quatre lieues) sans avoir aperçu le fameux pic de Ténériffe : circonstance d’autant plus rare, qu’on le voit, dans des temps plus favorables, à la distance de plus de soixante lieues.

Le 29 nous traversâmes le tropique ; nous apercevions beaucoup de poissons volants autour du vaisseau. Le 31, à onze heures du soir un homme tomba à la mer : c’était un nègre qui s’était enivré ; il redoutait