Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/771

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pire, et qu’il les distribuait ensuite à ses généraux. « Ici, a repris encore l’Empereur, lord Castlereagh se ment de nouveau à lui-même. Il est venu au milieu de nous ; il a vu nos mœurs, nos lois, la vérité ; il doit être sûr qu’une pareille chose était impossible, tout à fait au-dessus de ma puissance. Pour qui prendrait-il donc notre nation ? Les Français étaient incapables de souffrir jamais une telle tyrannie. Sans doute j’ai fait beaucoup de mariages, et j’eusse voulu en faire des milliers d’autres : c’était un des grands moyens d’amalgamer, de fondre en une seule famille des factions inconciliables. Si j’eusse eu plus de temps à moi, je me serais occupé d’étendre ces unions aux provinces réunies, même à la confédération du Rhin, afin de resserrer davantage ces portions éparses ; mais dans tout cela je n’ai jamais employé que mon influence, jamais mon autorité. Lord Castlereagh n’y regarde pas de si près ; sa politique a besoin de me rendre odieux ; tous les moyens lui sont bons : il ne recule devant aucune calomnie ; il se trouve à son aise pour cela ; je suis dans les fers, il a pris tous les moyens de me tenir la bouche fermée, de me rendre impossible toute réplique, et je suis à mille lieues du théâtre ; il est donc bien posté, rien ne le gêne ; mais certes c’est là le comble de l’impudence, de la bassesse, de la lâcheté ! »

Voici, du reste, un exemple qui peut servir de preuve aux assertions émises plus haut par Napoléon ; j’en tiens le récit de la bouche même du premier intéressé : M. d’Aligre avait une fille, héritière immense : il vint à la pensée de l’Empereur de la marier à M. de Caulincourt, duc de Vicence. L’Empereur l’affectionnait beaucoup, on le regardait comme une espèce de favori ; ses qualités personnelles non moins que ses emplois en faisaient un des premiers personnages de l’empire. L’Empereur n’imaginait donc pas qu’il pût se présenter le moindre obstacle à cette union. Il mande M. d’Aligre, qui venait souvent à la cour, et lui fait sa demande ; mais M. d’Aligre avait d’autres vues, et s’y refusa. Napoléon le retourna de toutes manières ; M. d’Aligre fût inébranlable. En me le racontant, il me laissait apercevoir qu’il croyait avoir montré beaucoup de courage, et en effet il en avait tout le mérite ; car il pensait, ainsi que nous tous, qu’il était très dangereux de contrarier les volontés de l’Empereur. Il se trompait ainsi que nous ; nous ne le connaissions pas. Je sais aujourd’hui que la justice privée et surtout les droits de famille sont tout-puissants sur lui ; aussi je ne sache pas que M. d’Aligre ait jamais eu à souffrir ou à se plaindre pour son refus.