Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/840

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit ; vous êtes sous ma main, c’est vous qui porterez la peine : le mari a fait la faute, c’est la femme qui sera bourrée : heureux cette fois l’absent ! » Mais au lieu d’abonder dans ce sens, qui n’avait que de la grâce, sans le moindre inconvénient, et dont le résultat eût été certain, la femme s’en est tenue toujours à vouloir inopportunément excuser son mari, à reproduire des raisons qui ne faisaient que ramener l’humeur. Enfin, pour combler la mesure, l’un de nous, en découvrant les tentes du camp, lui a appris que les évolutions et les manœuvres de la veille étaient en réjouissance d’une des grandes victoires anglaises en Espagne, et que cela allait d'autant moins à ce régiment, qu’il y avait à peu près péri. Il était facile de lire, dans les yeux de l’Empereur tout ce qu’il éprouvait d’un tel sujet de conversation. « Un régiment ne périt jamais devant l’ennemi, Monsieur, il s’immortalise ! » a été toute sa réponse ; il est vrai qu’elle était faite sèchement.

Moi, je méditais en silence sur cette cumulation de contrariétés, frappant ainsi à coups redoublés dans aussi peu de temps. Je trouvais l’instant précieux pour un observateur, j’évaluais le supplice qu’elles devaient créer, et j’admirais le peu que l’Empereur en laissait échapper. Je me disais : Voilà, pourtant l’homme intraitable, le tyran. L’on eût dit qu’il m’avait deviné ; car, en descendant de la calèche, et nous trouvant deux pas en avant, il m’a dit à mi-voix : « Si vous aimez à étudier les hommes, apprenez jusqu’où peut aller la patience, et tout ce qu’on peut dévorer ! »

En arrivant, il a demandé du thé ; je ne lui en avais jamais vu prendre. Madame de Montholon occupait pour la première fois son nouveau salon : il a voulu le voir, a trouvé qu’elle serait bien mieux que nous tous ; il a fait apporter les échecs, a demandé du feu, et a joué successivement avec plusieurs de nous. Peu à peu il est revenu à sa situation naturelle. Nous avons atteint l’heure du dîner, où il a mangé un peu, ce qui l’a remis tout à fait. Il s’est livré alors à la conversation ; est revenu de nouveau sur ses premières années, qui ont toujours dit charme pour lui. Il a beaucoup parlé de ses anciennes connaissances, de la difficulté qu’après son élévation quelques-unes ont eue à pénétrer jusqu’à lui, et il a fait l’observation que si on ne pouvait franchir le seuil de son palais, c’était assurément bien en dépit de lui-même ; et que devait-ce donc être, disait-il, avec les autres souverains ? etc., etc.

En causant de la sorte, nous avons atteint onze heures, sans que l’Empereur ni aucun de nous s’en fût aperçu.