Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/98

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était alors extrêmement maigre. « J’étais un vrai parchemin, » disait-il. Un rire universel désarme la populace, et l’état-major continue sa route.

On verra, dans les mémoires de la campagne d’Italie, comment Napoléon vint à connaître madame de Beauharnais, et comment se fit son mariage, si faussement dépeint dans les récits du temps. À peine l’eut-il connue, qu’il passait chez elle toutes les soirées : c’était la réunion la plus agréable de Paris. Lorsque la société courante se retirait, restaient alors d’ordinaire M. de Montesquiou, le père du grand chambellan, le duc de Nivernais, si connu par les grâces de son esprit, et quelques autres. On regardait si les portes étaient bien fermées, et l’on se disait : « Causons de l’ancienne cour, faisons un tour à Versailles. »

Le dénuement du trésor et la rareté du numéraire étaient tels dans la république, qu’au départ du général Bonaparte pour l’armée d’Italie, tous ses efforts et ceux du Directoire ne purent composer que deux mille louis qu’il emporta dans sa voiture. C’est avec cela qu’il part pour aller conquérir l’Italie et marcher à l’empire du monde. Et voici un détail curieux : il doit exister un ordre du jour signé Berthier, où le général en chef, à son arrivée au quartier-général à Nice, fait distribuer aux généraux, pour les aider à entrer en campagne, la somme de quatre louis en espèces ; et c’était une grande somme : depuis bien du temps personne ne connaissait plus le numéraire. Ce simple ordre du jour peint les circonstances du temps avec plus de force et de vérité que ne saurait le faire un gros volume.

Dès que Napoléon se montre à l’armée d’Italie, on voit tout aussitôt l’homme fait pour commander aux autres ; il remplit dès cet instant la grande scène du monde ; il occupe toute l’Europe : c’est un météore qui envahit le firmament. Il concentre dès lors tous les regards, toutes les pensées, compose toutes les conversations. À compter de cet instant, toutes les gazettes, tous les ouvrages, tous les monuments sont toujours lui. On rencontre son nom dans toutes les pages, à toutes les lignes, dans toutes les bouches, partout.

Son apparition fut une véritable révolution dans les mœurs, les manières, la conduite ; le langage. Decrès m’a souvent répété que ce fut à Toulon qu’il apprit la nomination de Napoléon au commandement de l’armée d’Italie : il l’avait beaucoup connu à Paris, il se croyait en toute familiarité avec lui. « Aussi, quand nous apprîmes, disait-il, que le nouveau général allait traverser la ville, je m’offris aussitôt à tous les camarades pour les présenter, en me faisant valoir de mes liaisons. Je cours plein d’empressement, de joie ; le salon s’ouvre ; je vais m’élancer, quand l’attitude, le regard, le son de voix, suffisent pour m’arrêter : il n’y avait