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cause. J’avais un grand mal d’estomac, souffrance à laquelle je disais être fort sujet. « Je suis plus heureux que vous, a observé l’Empereur ; de ma vie je n’ai senti ma tête ni mon estomac. » L’Empereur se répétait volontiers ; aussi a-t-il prononcé ces mêmes paroles peut-être dix, vingt, trente fois au milieu de nous en différents moments[1].


Campagne de 1809, dite de Wagram : espace de six mois – État de l’Europe – Plans de la cinquième coalition – Machinations intérieures – Bataille d’Eckmülh – Belles leçons de stratégie – Réflexions ; conséquences – Bataille d’Essling – Bataille de Wagram – Traité de Vienne, le 14 octobre.


Lundi 12.

L’Empereur a passé la matinée dans son bain à lire les journaux des Débats de mars et d’avril, venus hier par la voie du Cap. L’Empereur s’en est fort occupé : ils lui laissaient beaucoup d’agitation.

En général, depuis que l’Empereur avait reçu des livres et surtout les Moniteurs, il demeurait beaucoup plus chez lui, il sortait à peine : plus de cheval, pas même la calèche ; à peine respirait-il quelques instants dans le jardin ; il ne s’en portait pas mieux ; ses traits et sa santé s’altéraient visiblement.

Aujourd’hui je l’ai trouvé lisant les Croisades de Michaud, qu’il a quittées pour parcourir les Mémoires de Bezenval. Il s’est arrêté sur le duel de M. le comte d’Artois et du duc de Bourbon ; il en trouvait les détails curieux, mais bien loin de nous. « Il est difficile, disait-il, de voir des temps plus rapprochés et des mœurs aussi différentes. »

Dans le cours des conversations du jour, il est arrivé à l’Empereur de dire de nouveau, ce que je dois avoir déjà mentionné ailleurs, que sa plus belle manœuvre avait été à Eckmülh, sans toutefois la spécifier davantage.

J’exprimais, et au moment même de l’impression de ce volume, mes regrets à cet égard à un de mes amis auquel je laissais parcourir mon manuscrit. Il m’a dit qu’il n’hésitait pas à prononcer que ces mots de l’Empereur dussent s’entendre, non seulement de tout l’ensemble de la bataille, mais encore de celui de toute la campagne, qu’il disait être celle qui avait renfermé le plus d’embarras et requis le plus de combinaisons

  1. D’ordinaire je passe tous les détails de ce genre, à cause de leur minutie ; mais, celui que je viens de mentionner en cet instant n’acquiert qu’une trop grande importance par la nature de la mort et les agonies prolongées et terribles de l’immortelle victime qui a succombé sous les triples tourments du corps, de l’esprit et du cœur. Il eût eu bien moins à souffrir entre les mains des cannibales !… Et ce supplice, ces tourments, lui ont été froidement ménagés par une administration barbare qui a entaché de cet acte les annales d’un peuple si justement renommé par l’élévation de ses sentiments et sa sympathie pour le malheur !… Mais aussi une triste et pénible célébrité s’attachera au nom des bourreaux de Napoléon. L’indignation des cœurs généreux de tous les pays et de tous les âges les frappe à jamais d’une éternelle réprobation !