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par-ci par-là. Aussi ne cessait-il de l’observer, ce qui d’ailleurs ne l’avançait à rien. Le marquis, quand il parlait, tournait toujours aux environs d’un même sujet. Il répétait à Rodolphe que Frumand était un homme incomparable. La première fois, le comte avait approuvé, la seconde, il avait encore assez vaillamment essuyé le feu. Mais, à force d’y revenir, M. de Cisay lui portait sur les nerfs.

— Oui, oui, incomparable… reprenait le marquis avec acharnement. Il a l’étoffe d’un héros !…

Le comte s’efforçait de se taire pour ne pas aviver la flamme, mais il en était obsédé. Et M. de Cisay, ravi de voir son fils obligé de se tenir à quatre, recommençait de plus belle ! Ceci d’ailleurs était dans les allures habituelles du marquis, qui était resté taquin depuis sa petite enfance. Mais ce qui ennuyait surtout Rodolphe, c’était de voir que ce n’était là qu’un petit effet d’une cause plus grande. Il attendait, non sans effroi.

Que se passait-il donc, chez M. de Cisay ?

Il se passait que Frumand avait remué en lui certaines idées qui y étaient à l’état latent et qui ne demandaient qu’à être un peu secouées pour voir le jour. Il se passait que la générosité du jeune homme avait réveillé chez le vieillard un vieux fonds d’honneur et de vaillance. Réfléchissant à ce que Frumand venait de faire pour un ami, M. de Cisay se dit qu’il n’avait pas assez fait, lui, le grand-père, pour son petit-fils, qu’il avait trop abdiqué ses droits. Il lui entra peu à peu dans la tête qu’il avait tout autant d’esprit que Rodolphe pour conduire la barque de la famille, et comme cette pensée ne laissait pas de le chatouiller agréablement, il la creusa volontiers. Elle devint l’objet de ses méditations quotidiennes.

Primo, se dit-il, je suis le vrai chef de la maison, et je ne vois pas pourquoi je céderais la place. Secondo, Rodolphe vient de donner deux fois la mesure de sa faiblesse, d’abord en perdant de l’argent, ensuite en ne parvenant pas à marier son fils, car voilà l’hiver passé et nous ne sommes pas plus avancés qu’au commencement. Son influence a glissé. Bernard ne s’est pas révolté parce qu’il est trop bon enfant, mais il n’a pas cédé d’un pouce, ce qui fait que nous n’avançons guère. Il en résulte que je peux, que je dois même essayer, à mon tour, d’arranger les choses. Comme mon fils a trouvé moyen de manger ingénieusement ses capitaux, ce qui reste de la fortune est à moi, puisqu’il n’a pas encore mon héritage, et il est assez juste que je reprenne en main les affaires, si cela me convient.

Une fois qu’il se fut bien persuadé de cette vérité, M. de Cisay se sentit comme une nouvelle jeunesse, comme une nouvelle vigueur. La persuasion qu’il pouvait être utile à Bernard le séduisit, et, avec son esprit apercevant, du jour où il se crut maître de la situation, il