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Page:Le Ménestrel - 1906 - n°4.pdf/1

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3418. — 72me ANNÉE — No 4.
Dimanche 28 Janvier 1906
PARAIT TOUS LES DIMANCHES
(Les Bureaux, 2 bis, rue Vivienne)
Les manuscrits doivent être adressés franco au journal, et, publiés ou non, ils ne sont pas rendus aux auteurs.)

LE
MÉNESTREL

MUSIQUE ET THÉATRES
Henri HEUGEL, Directeur

Adresser franco à M. Henri HEUGEL, directeur du Ménestrel, 2 bis, rue Vivienne, les Manuscrits, Lettres et Bons-poste d’abonnement.
Un an, Texte seul : 10 francs, Paris et Province. — Texte et Musique de Chant, 20 fr. ; Texte et Musique de Piano, 20 fr., Paris et Province.
Abonnement complet d’un an, Texte, Musique de Chant et de Piano, 30 fr., Paris et Province. — Pour l’Étranger, les frais de poste en sus.
SOMMAIRE-TEXTE


MUSIQUE DE CHANT

Nos abonnés à la musique de chant recevront, avec le numéro de ce jour :

LA FILLE AUX CHEVEUX DE LIN

no 3 des Chansons écossaises, de E. Paladilhe, poésies de Leconte de Lisle. — Suivra immédiatement : Dors, Magda, mélodie de J. Massenet, poésie d’Armand Silvestre.


MUSIQUE DE PIANO

Nous publierons dimanche prochain, pour nos abonnés à la musique de piano : Chanson de la pluie, no 4 des Heures dolentes, de Gabriel Dupont. — Suivra immédiatement : la 7e Barcarolle pour piano de Gabriel Fauré.

UN CONTEMPORAIN DE BEETHOVEN


OBERMANN PRÉCURSEUR ET MUSICIEN

(À Jean Lahor, poète éloquent de « l’Illusion » )

Il ne composait point des romances qu’il chantait lui-même aux personnes sensibles, comme Garat, le plus musqué des Incroyables ; il ne jouait d’aucun instrument, pas même de la guitare, comme Gatayes ou Berlioz enfant : il adorait d’instinct la musique, mais il avouait franchement ne pas la savoir : et ne serait-ce pas la meilleure façon de la sentir ? Malgré son nom très allemand, ce rêveur alpestre était donc des plus français. Il déclarait naïvement lui-même : « J’aime beaucoup l’unisson de deux ou plusieurs voix ; il laisse à la mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité ! Pour la savante harmonie, ses beautés me sont étrangères ; ne sachant pas la musique, je ne jouis pas de ce qui n’est qu’art ou difficultés… » On n’est pas plus français… d’autrefois ! Et le Genevois Jean-Jacques était moins candide…

Oui, mais ce musicien dans l’âme avait une sensibilité merveilleuse. De quel ton n’ajoute-t-il pas aussitôt : « Le lac est très beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, lorsque les échos de Chillon répètent les sons du cor, et que le mur immense de Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières mobiles des eaux… » Quel sentiment inné de la musique d’un paysage, en regrettant l’absence de tous ses amis inconnus, les délicats : « Vous, qui savez jouir, que n’êtes-vous là pour entendre deux voix de femme, sur les eaux, dans la nuit ! »

Style suranné, mais superbe ! Impression fugitive, qui vit dans son expression ! Cet ignorant de la musique était un grand musicien ; ce rêveur passa comme un précurseur qui s’ignore : interrogeons aujourd’hui sa sensibilité clairvoyante. N’est-ce point lui qui prononça cette profonde parole : « La vie réelle de l’homme est en lui-même », en aspirant mélancoliquement, sous le ciel immense, avec le parfum d’une fleur ou l’âme éphémère d’un son, « quelque chose de l’illusion infinie » ?

i

LE CENTENAIRE OUBLIÉ D’UN HOMME SENSIBLE

(Pour Edmond Pilon, portraitiste subtil de Senancour.)

Il s’appelait Obermann.

Il naquit en 1804 et n’a jamais vécu. Paysagiste, il peignit comme pas un la nature sans jamais tenir une palette. Musicien dans l’âme, il entendit comme pas un la musique dans tout et l’hymne qui sort du monde sans avoir jamais ouvert un « piano-forte ».

Obermann oublié ne fut pas un homme, mais un livre ; ce beau ténébreux est un héros de roman : en cela supérieur aux futurs génies qui naissaient à la même heure imposante, car il sortait tout armé du cerveau de Senancour ! En 1804, Berlioz, Decamps et Mérimée pleuraient dans leurs berceaux ; Sainte-Beuve et George Sand (ou plutôt la petite Aurore) ouvraient à peine leurs yeux à l’immortel éblouissement du jour ; le Parisien Gavarni faisait sa première dent ; nos centenaires d’aujourd’hui, depuis longtemps défunts, n’étaient que d’obscurs bébés. Obermann adulte exprimait, en naissant, l’âme de son temps. Mais il était discret, il passa donc inaperçu : vous connaissez la conspiration du silence… Et l’an dernier, qui célébrait intérieurement son centenaire, à l’automne, sous les premiers feux voluptueux des lampes du soir qui parlent d’amour, d’étude et de tièdes secrets ? Une âme du Nord, peut-être, puisque la Scandinavie le connaît mieux que nous !

Obermann (c’est-à-dire Senancour) a l’âge de Beethoven en 1804 : Obermann a trente-quatre ans et raconte dix ans de sa vie plutôt rêvée que vécue[1] ; il personnifie, avant tout, l’heure présente, élégiaque dans un silence de l’épopée qui tonne.

C’est le premier des enfants du siècle, — l’aîné de ces rêveurs pâles conçus poétiquement dans l’anxiété du canon. Obermann ! Ce nom germanique et parent de Faust réveille mystérieusement l’écho d’une époque. Il est lui-même, dans la gamme grave, une musique.

À distance, Obermann semble né trente ans trop tôt ; et dans une note que j’allais qualifier de posthume, son éditeur, M. de Senancour, reconnaît que « l’acception du mot romantique a

  1. M. de Senancour (ou Sénancourt), fils d’un contrôleur des rentes, naquit, comme Beethoven, en 1770, et prolongea sa vie fort oubliée jusqu’en 1846.