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AUX PHLOX
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À cause de ce chagrin d’amour, il était entendu qu’elle ne dormait pas. C’était elle qui nous avait éveillés. Cette arrivée du cirque devait servir de stupéfiant à sa douleur. Mais je revois son visage pâle, et son attitude un peu théâtrale, son affaissement réel, et la conscience qu’elle avait tout de même d’être devenue intéressante. Figurez-vous qu’il ne répondait plus à ses lettres et qu’ils avaient été fiancés. C’était tout ce que nous en savions.

Les éléphants défilaient. Nous n’étions pas seuls à les suivre. Mais je revois tout cela comme un film silencieux et impressionnant, à cause de la nuit encore vivante. Il me semble qu’ils étaient aussi cent, parce que mes yeux d’enfant voyaient grand ; en réalité, je ne sais plus ; le chagrin d’amour de ma cousine, et le sommeil brouillaient ma vue. Les hommes qui conduisaient ce troupeau gigantesque nous faisaient bien peur. Nous savions qu’ils étaient bohémiens et, nous avait-on dit, voleurs d’enfants. Nos têtes brunes et blondes étaient farcies de cette peur ; celles de nos mères, un peu aussi.

Sans la cousine, nous n’aurions pas arpenté notre rue aussi matin ; mais il est également vrai que nous étions des enfants gâtés.

De la rue Saint-Viateur à la rue Saint-Louis, nous les suivîmes, passant en étrangers devant nos propres fenêtres. Le chemin me parut long,