Aller au contenu

Page:Le Présent, année 1, tome 1, numéros 1 à 11, juillet à septembre 1857.djvu/378

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
370
LE PRÉSENT.

Retirant une lettre de son portefeuille, il lut :


« Georges de Koeblin a Arsène Onfray.


« Je gage ma maison de Koeblin contre un cigare que tu n’as pas même reconnu l’écriture de ton plus ancien ami. Te souviens-tu bien, mon cher Arsène, qu’il est à quatre-vingt lieues de Paris, au fond de la patrie de ce bon M. Loyal, un tout petit coin de terre où Georges de Kœblin persiste à vivre ? Oh ! je te connais… Ce n’est pas à ton camarade d’atelier que ce bout de papier t’aura fait songer tout d’abord Mais tu viens d’entr’ouvrir ma lettre… Georges de Rœblin ! qu’est-ce que cela ? Que me veut, après deux ans, ce rapin qui s’est mis en grève ! Quelle fantaisie vient ressaisir ce peintre renégat que mes conseils n’avaient pu arracher au fatal exercice de son art, et qui n’a, dit-on, abjuré que sous prétexte d’héritage. » — Hé bien ! ne vois-tu pas, mon ami, quel grand danger c’est en toutes choses que d’arriver trop tard ? L’amitié ressemble à la pluie d’été qui se laisse invoquer si souvent, et qui ne sait jamais tomber à propos. Peut-être n’y a-t-il pas maintenant plus de six mois que, durant une nuit maussade, il t’est arrivé de rêver tout à coup de notre vieille amitié ! Il ne fallait que faire choix du lendemain pour t’écrire, et tu aurais différé, sans doute, d’oublier que je t’aime toujours.

« En vérité, tu ne peux refuser d’y croire encore aujourd’hui. Non, tu n’as point pris ma lettre, ô Don Juan, pour celle de quelque Mathurine en détresse : tes yeux, j’en suis sûr, m’auront deviné plus vite, et ta main tremble bien un peu. Et serait-ce donc pour rien, cher Arsène, que nous aurions dépensé nos vingt ans côte à côte, que nous aurions été frères plutôt qu’amis, et que ton vieux père, mon maître à moi, nous aurait confondus si longtemps dans sa tendresse ? Ami, je veux seulement que tu te souviennes de ce temps où nous étudiions ensemble sous ses yeux. Tu frémissais de peindre, et pourtant l’art, que tu haïssais déjà sans en rien dire, avait fait ton père riche, honoré surtout. Ah ! n’y a-t-il point entre nous un autre lien que celui de l’amitié, et ne sommes-nous pas complices envers ce noble cœur du même crime d’ingratitude ? Le vieillard mourut, et la seule partie de ton héritage que tu refusas, ce fut son pinceau. En moins d’un an, tu devins un petit Brummel. Pour moi, je demeurais encore un rapin,