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LE PRÉSENT.

perdu ; il vous serre, vous entraîne et vous étouffe dans le vide et l’aridité de son système.

Pour M. Taine, il n’y a que des faits au monde, rien que des faits. Il le dit expressément, page 263. Ce que nous appelons un être, c’est un groupe distinct de faits associés. Par degrés successifs on peut arriver à un fait premier, générateur de chaque groupe de faits, et la science dernière serait de surprendre au haut de l’échelle le fait suprême, générateur nécessaire, indispensable de tous les autres. « Ainsi, dit-il, par une hiérarchie de nécessités, le monde forme un être unique, indivisible, dont tous les êtres sont les membres. Au suprême sommet des choses, au plus haut de l’éther lumineux et inaccessible, se prononce l’axiome éternel, et le retentissement prolongé de cette formule créatrice compose, par ses ondulations inépuisables, l’immensité de l’univers. Toute forme, tout changement, tout mouvement, toute idée est un de ses actes. Elle subsiste en toutes choses, et elle n’est bornée par aucune chose. La matière et la pensée, la planète et l’homme, les entassements de soleil et les palpitations d’un insecte, la vie et la mort, la douleur et la joie, il n’est rien qui ne l’exprime, et il n’est rien qui l’exprime tout entière. Elle remplit le temps et l’espace, et reste au-dessus du temps et de l’espace. Elle n’est point comprise en eux, et ils se dérivent d’elle. Toute vie est un de ses moments, tout être est une de ses formes ; et les séries des choses descendent d’elle, selon des nécessités indestructibles, reliées par les divins anneaux de sa chaîne d’or.

« L’indifférente, l’immobile, l’éternelle, la toute-puissante, la créatrice, aucun nom ne l’épuisé, et quand se dévoile sa face sereine et sublime, il n’est point d’esprit d’homme qui ne ploie, consterné d’admiration et d’horreur. Au même instant, cet esprit se relève ; il oublie sa mortalité et sa petitesse, il jouit par sympathie de cette infinité qu’il pense, et participe à ses grandeurs. »

Tel est le dernier mot du livre. C’est le panthéisme spinosiste sortant de l’algèbre de Condillac. Que deviennent dans un pareil système la liberté, la morale, le droit, le devoir ? Ce qu’ils peuvent, et M. Taine n’en a nul souci. Satisfait de sa construction métaphysique, renfermé dans sa logique impitoyable, il regarde d’un œil calme les ruines du monde moral s’écroulant autour de lui.

J’ai cité toute cette page pour donner une idée du remarquable talent d’écrivain de M. Taine. J’en pourrais citer vingt autres où cette grandeur et cette magnificence sont remplacées par des effluves charmantes de grâce et de fraîcheur. D’autres aussi pétillent de malice, de verve et de gaieté. Que lui manque-t-il donc à ce critique sagace, à ce grand écrivain, à ce profond philosophe de trente ans ? Rien ou presque rien, la vérité.

Georges DUFAYEL.