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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/179

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LE SPHYNX.

tôt à l’intérieur, tantôt grimpé sur le toit, dirigeait lui-même toute la besogne. — Arsène se souvint de ce que le jeune homme lui avait dit, le jour même de son arrivée, durant leur première visite à l’héritage de Jean Moreau ; il trouva que c’était copier assez misérablement le vieil Érostrate, car, dans l’impétuosité du dévouement de l’artiste, il ne découvrit qu’une folle envie de faire parler de soi à la Maison-Grise. Il fendit donc la foule ébahie en affectant des grands airs d’indifférence, pour arriver jusqu’à l’extrémité du bourg et bientôt dans le bois, de façon à tourner les murs de Kœblin. Alors il se mit à marcher avec un calme superbe, comme s’il avait deviné dans chaque buisson deux yeux ardents qui l’épiaient. Au bout de quelques minutes, il vit s’ouvrir devant lui une vaste clairière au milieu de laquelle se dressait un seul arbre, qui étendait sur un rayon de vingt pieds son énorme ramure. C’était le chêne du roi Henri.

Il y avait sur ce géant du bois une tradition que les savants de Laverdie déclaraient indiscutable. Le roi Henri II d’Angleterre, abandonné par ses barons, trahi par ses fils, sans courage désormais et sans soldats, s’était retiré dans une forteresse du pays. Il se traînait tous les jours jusqu’à ce chêne, et là le vieux lion demeurait des heures entières à pleurer sur lui-même et sur sa race qu’il avait maudite, répétant sans cesse sa lugubre parole : Honte à un roi vaincu ! — À propos de cette lamentable histoire, l’académie du département théorisait depuis sa fondation sur la longueur de l’existence des chênes, et n’avait rien conclu, parce que les académies ne concluent jamais rien. — Mais ce n’était pas ce grand souvenir du roi que le bel Onfray venait chercher dans la clairière. Aux pieds du chêne il avait aperçu soudain quelque chose de blanc dans l’herbe ; il ramassa un riche mouchoir de batiste garni d’une de ces vieilles guipures qu’il avait souvent admirées entre les mains de madame du Songeux et qu’elle tenait d’héritage comme son demi-château. Le nom d’Anna y était d’ailleurs brodé en toutes lettres. — Arsène, sa précieuse trouvaille en poche, fit en courant le tour de la clairière, il ne découvrit rien sous le taillis ; mais il crut entendre le bruit d’une fuite précipitée et le frôlement d’une robe de soie. Ne s’était-il trompé que sur l’étoffe de la robe ? Cette fois il osa passer devant la grille de Kœblin qu’il espérait gagner avant la fugitive, et il ne vit que la femme de chambre de madame du Songeux, appuyée contre les barreaux et cherchant à reprendre ha-