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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/246

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LE PRÉSENT.

les rendent insensiblement partiales. Le commerce séduisant de Voltaire opérait, ce charme surplus d’un de ses familiers, et Vauvenargues s’y laissait involontairement prendre. On aurait pu, pour le réfuter sur Corneille, répondre à Vauvenargues ce qu’il a dit lui-même : « On proscrirait moins de pensées d’un ouvrage, si on le concevait comme l’auteur. »

Quand Vauvenargues blâme les familiarités de La Fontaine et les négligences de Molière, je me prends à contempler, dans sa candeur sévère, cet officier philosophe qu’une gravité précoce rendait difficile pour les libertés d’esprit et l’abandon de certains écrivains, et je l’excuse volontiers. Rien ne m’y convie davantage que sa correspondance avec deux amis bien différents, dont l’un surtout, le marquis de Mirabeau, le père du grand agitateur de notre première révolution, offre avec Vauvenargues de singuliers contrastes. Le marquis est pétulant, plein d’audaces de toutes sortes, affamé de plaisirs et d’indépendance ; Vauvenargues est déjà sérieux et réservé. Dans son régiment, on l’appelle le Père et il a vingt-quatre ans : c’est tout dire. À travers cet échange de lettres que M. Gilbert nous a livrées, et dont il est un juge si délicat, à travers celles que Vauvenargues adressait à son autre ami, Saint-Vincens, je saisis mieux tous les secrets de cette âme qui, malgré de jares et imperceptibles faiblesses, fut noble par-dessus tout, inflexible dans sa timidité et supérieure dans son ambition. Dans ces échanges épistolaires de notre jeunesse, nous donnons ordinairement le meilleur de nous-mêmes, parce qu’on nous le rend dans la même mesure. Nous n’avons pas encore été éprouvés par ces trahisons du monde qui forcent aux réticences, ou qui font douter de la sincérité de tous les témoignages ; et comme il n’y a pas une femme entre nous, que nous sommes des amis d’enfance, nés aux mêmes lieux, pour ainsi dire, deux cœurs ouverts aux mêmes événements et ne se ressemblant pas trop par la manière de les éprouver ou de les apprécier — ce qui rapproche le plus souvent les âmes de vingt ans, au lieu de les séparer, — nous nous révélons dans toute notre candeur, et notre volcan intérieur se jette tout entier au dehors avec sa lave et ses scories. Plus tard, cette première couche se recouvre. Les fleurs et les parterres bien unis s’étendent sur cette lave première. Le retour intérieur s’est fait déjà : nous nous arrangeons pour les autres ; les chemins de notre cœur sont plus étroits, quoique plus riants, et si nous y laissons arriver tout le monde, nous n’y laissons pénétrer que quelques-uns.

Ce moment-là n’arriva pas pour Vauvenargues. Il mourut trop jeune, et, si c’est un malheur pour sa gloire, je ne sais s’il faut s’en plaindre pour la beauté de l’image qui nous reste de lui. Elle en a gardé une intégrité plus parfaite et, si je puis dire, une sorte de virginité incomparable. Soit en amour, soit en religion, soit devant la souffrance, il a l’originalité d’une nature droite et jeune, que rien n’a encore fait fléchir, ni les mécomptes de la vie, ni les transactions obligées de la société. En amour, il ne veut pas qu’on sépare jamais son estime de son goût.