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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/50

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LE PRÉSENT.

vous ne lirez rien dans mes yeux, tout Normand que vous soyez. — Mais, mon cher monsieur Moreau, pourquoi donc tenez-vous tant à me faire confesser ce que j’éprouve ?

— Parce que vous ne le savez jamais vous-même, murmura le bonhomme ; il faut bien que quelqu’un le sache.

À ces mots il poussa la porte et traversa le jardin, comme toujours, en courant ; le bel Onfray se mit à marcher par l’allée principale, lentement au contraire, et en imprimant à sa tournure si distinguée un surctoît de grâce discrète.

À ce moment même, au petit château, madame du Songeux faisait poser des portières dans la chambre de son hôte. Et Georges, le pauvre Georges, à demi couché dans une bruyère, au fond du bois, écoutait monter dans son cœur le flot noir de ces passions jalouses qu’il avait toujours ignorées. Un douloureux pressentiment l’avait surpris au milieu de son pèlerinage de tous les après-midi à la ravine ; il ne croyait pas qu’Arsène n’en fût encore qu’à sa première visite à Julie, et son cœur accablé le lui montrait alors entrant à la Maison-Grise, tout plein de cette assurance banale qui était sa seconde nature.

— Il entre là, se disait l’artiste, là, dans ce dernier asile du malheur, comme Apollon chez une mortelle. Hélas ! je sais bien qu’un jour Julie aura honte de cet amour… Mais quand ?… Après, peut-être, c’est la loi.

Les deux dames étaient sous le berceau de vigne vierge ; mais Jean Moreau avait eu le temps de parler, quoiqu’il fût bien essoufflé, et quand Arsène se trouva vis-à-vis de Julie, elle était prévenue. La jeune femme ne rougit point, comme lorsqu’elle avait vu Georges ; elle se fif une extrême violence et fut héroïque, car un léger tremblement de ses lèvres vint à peine trahir son émotion. Madame André, au contraire, ne déguisa pas la sienne, et elle allait tendre les deux mains au bel Onfray, comme elle les tendait de si grand cœur à M. de Kœblin, lorsqu’elle s’avisa de lever les yeux. Ce visage irréprochable la glaça, cette beauté passive lui fit peur. Les bonnes paroles s’arrêtèrent sur sa bouche ; elle, d’ordinaire si prompte et si bienveillante, ne trouva qu’une phrase de remercîment maladroite et sèche : encore elle la balbutia. Arsène n’y prit pas garde et il mit tout d’abord tant d’ardeur et de bon goût à remercier Julie de la bonté qu’elle lui avait témoignée en s’occupant de son mal, que la jeune femme sentit s’évanouir graduel-