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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/65

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LE SPHYNX.

ne la retirait plus. C’étaient là toutes les jouissances d’une passion si aveugle dans la jeune femme, si anxieuse chez le dandy. Le jour, dans la tonnelle, sous la surveillance impitoyable de l’aïeule, il fallait se borner à une causerie vide le plus souvent ; car à quoi-bon parler des choses du monde ? pensait Julie. Elle se retranchait alors dans de candides réticences et s’efforçait de ne point entendre les allusions trop empressées du jeune homme. Elle le voyait, elle était assise près de lui, et cela lui suffisait. Arsène se demandait, au contraire, si sa mère ne l’avait pas avertie du péril qu’il lui faisait courir, car elle avait renoncé aux promenades du soir, et son attitude devenait de jour en jour plus sérieuse, bien que ses yeux rayonnassent alors d’une joie profonde et presque infinie. « Elle aime comme une fiancée qui n’a vu son futur que dans le parloir du couvent, se disait-il : c’est une enfant ou c’est la Lescombat. » Et, lorsqu’il revoyait Julie, il cédait comme la veille au charme de cette passion contenue qu’elle ne lui cachait point ; mais chacun de ces entraînements lui coûtait une nuit de combats et de regrets. — Quelquefois il se rappelait avec horreur qu’il avait rêvé Julie coupable, qu’il ne trouvait alors de piquant que dans la situation de la jeune femme et que longtemps il n’avait aimé en elle que le problème dont il se flattait de lui arracher la solution sanglante et terrible, car d’une autre solution, il n’en voulait pas. Ce problème seulement était femme ; la femme était sérieusement et capricieusement belle tout ensemble, comme les figures du grand siècle, et le chercheur en avait été désarmé. Le Sphynx, qui l’avait attiré d’abord, le Sphynx lui dévorait le cœur.

Julie tenait de son père le paysan, la fermeté du caractère, et cette force secrète s’était convertie, grâce à l’éducation, en une adorable fierté. L’expérience du cœur avait fait en elle, comme en toutes les femmes vraiment aimantes et vertueuses, de rapides progrès ; elle renfermait sans peine au dedans de soi son admirable confiance et des espoirs sans bornes, mais elle s’y abandonnait, dès qu’elle était seule : la nuit, elle ne dormait plus, elle se regardait vivre, aimer, être heureuse enfin ! Toujours réservée en face d’Arsène, parfois aussi elle s’épanouissait comme une sensitive au premier rayon. Hé bien, il y avait des instants où le malheureux aurait donné un an de sa vie pour ne pas la voir sourire ! Il devenait alors maussade, presque froid ; elle ne comprenait point, et croyant que ce n’était chez lui que la peur de ne pas être aimé,