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Quels sont les traits principaux du socialisme de la période utopique, ou de ce que nous appellerons le socialisme utopique ?

Le socialisme de la période utopique ne voit qu’une société uniforme. Il ne divise pas la société en catégories, en classes. Il s’adresse à tous les hommes. Il parle de l’humanité ou de la société tout entière, tandis que les socialistes modernes commencent par la reconnaissance de cette grande vérité annoncée dans les premiers passages du Manifeste Communiste de 1847 de Marx et Engels, que toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes.

L’existence des classes n’est pas une invention socialiste. Comme c’est un fait dominant de l’histoire, comme c’est la réalité même, elle n’a pas pu passer inaperçue pour les observateurs, même s’ils n’étaient pas des socialistes. Les grands historiens français, sans même parler de Saint-Simon — (dans l’exposé de sa doctrine, vous verrez quel rôle il attribuait à certaines classes) — de grands historiens comme Guizot connaissaient la théorie de la lutte de classes. Guizot, dans un livre qu’il a publié au commencement du XIXe siècle, en 1825 si je ne me trompe, a expliqué toute l’histoire de la monarchie française, toute la France d’avant la révolution par l’existence des classes, par le conflit des classes.

Je voudrais, pour confirmer cette idée, que l’existence des classes a été constatée par tous les observateurs, je voudrais vous citer un grand écrivain que Marx étudiait et respectait beaucoup. C’est le fondateur du roman moderne, Balzac.

Voilà ce que disait Balzac, qui était un des meilleurs connaisseurs de notre société capitaliste.

« La société ressemble à la nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un homme d’Etat, un commerçant, un marin, un prêtre, un poète, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc… Il a donc existé, il existe donc de tout temps des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. »

Voyez que Balzac va plus loin que le socialisme. Le socialisme ne dit pas que les distinctions de classe sont des distinctions ne varietur, invariables, éternelles. Nous considérons l’existence des classes comme le produit des conditions sociales, historiques. Les classes disparaîtront avec les causes sociales, avec les conditions sociales qui les ont engendrées, tandis que Balzac, se plaçant à son point de vue, qui était tout de même le point vue bourgeois, considérait le fait existant comme un fait éternel. Il ne voit pas la société dans son devenir, dans son développement. Il voit la société à l’état figé, à l’état invariable, naturel, et il considère les distinctions entre les classes comme des distinctions zoologiques. En tout cas, un observateur aussi formidable que Balzac n’a pas pu se dissimuler, un fait fondamental de notre vie, l’existence des classes.

L’autre trait distinctif du socialisme de la période utopique qui résulte précisément de cette confusion des classes, de cette incompréhension que la société se divise en classes, c’est que le socialisme de la période primitive, de la période utopique s’adresse indistinctement à