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toutes les bonnes volontés. De préférence, il s’adresse aux hommes au pouvoir, aux gouvernants, aux classes dominantes qui sont naturellement les classes plus instruites à cette époque, et il dit à toutes les bonnes volontés, il dit à tous les gouvernants : « L’inégalité sociale, l’inégalité économique, basée sur la propriété privée, est la source de tous les maux, Vous êtes intéressés, au point de vue moral, au point de vue politique et social, de supprimer cette source d’iniquité, cette source de misère et de réformer, de transformer la société. » Ainsi Saint-Simon, tout en étant libéral, tout en étant constitutionnaliste, dans le sens propre du mot, s’adresse, dans une lettre fameuse — ou plutôt une brochure — de Genève à Napoléon Bonaparte, en déclarant que Bonaparte est le seul homme du monde capable de comprendre son plan de transformation sociale. On a même trouvé, dans les archives de l’Empire, cette brochure, qui, n’a même pas été coupée et lue.

Robert Owen s’adresse aux monarques réunis à Aix-la-Chapelle, aux fondateurs de la première Sainte-Alliance, dont le but principal était de combattre la Révolution française, ses idées et ses conséquences, en un mot de combattre la liberté, les idées de la liberté politique (il ne s’agissait pas encore de socialisme). Et voilà le grand utopiste, le grand rêveur, le fondateur de la coopération anglaise, Robert Owen, qui a sacrifié tous ses millions pour démontrer la possibilité de changer le caractère de l’homme en changeant les conditions de sa vie, Robert Owen s’adresse à ces monarques pendant qu’ils délibèrent sur les meilleurs moyens d’étouffer tout mouvement libéral en Europe. Il leur dit : « Vous craigniez pour votre avenir, vous craigniez pour vos privilèges. Vous combattez la révolution par des moyens de représailles, par des moyens coercitifs. Acceptez mon plan de transformation sociale, et vous n’aurez pas besoin de combattre l’hydre révolutionnaire. Vous aurez la conscience tranquille. Vous pourrez vivre en pleine sécurité. » Les monarques réunis le considèrent comme un fou et n’ont tenu aucun compte de ses conseils.

Charles Fourier, un autre grand et génial utopiste, attendait, dans sa maison, dans sa pauvre chambre, à heure fixe chaque jour, le Mécène socialiste, le millionnaire philanthrope, pour qu’il lui donne des ressources pour fonder la cellule de la société moderne, la cellule fouriériste. Il l’attend encore.

Le socialisme de la période utopique est évolutionniste et contre-révolutionnaire. Les socialistes utopiques sont venus après la grande tourmente révolutionnaire, à la fin du XVIIIe siècle, après l’écrasement de la grande révolution française, et ils ont cherché à tirer argument de cette défaite de la révolution en disant au peuple, en s’adressant à toutes les intelligences : « Vous voyez que la réforme politique n’est pas suffisante, que la réforme politique ne peut aboutir, parce qu’il y a des causes profondes d’ordre social de notre misère. » Et, pour attirer des adhérents, ils disaient : « Si vous voulez faire l’économie d’une révolution, acceptez nos idées, nos principes, notre idéal de réforme sociale. Transformez les bases économiques de la Société, et vous ferez, l’économie de la Révolution. » Voilà pourquoi fatalement, inévitablement, le socialisme utopique est contre-révolutionnaire.

Quatrième trait du socialisme de la période utopique, c’était ses limites nationales — je ne dis pas nationalistes, il était trop sain d’es-