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que peu relevée par un coussin. Il avait l’apparence d’un malade. La bouche avait l’air de soupirer et de gémir, elle était entre-bâillée de neuf pas de large. Par les cheveux on pouvait monter sur la poitrine, et l’on parvenait dans la bouche lamentable par les crins tourmentés de la barbe épaisse. Cette bouche entr’ouverte était creuse. J’y entrai, poussé par une curieuse envie de voir, et pénétrai, sans réflexion, par des degrés qui étaient dans la gorge, jusques au fond de l’estomac. Ô conception surprenante ! J’admirai toutes les parties qui sont à l’intérieur du corps humain ; sur chacune d’elles je remarquai, gravés en trois idiomes, Chaldéen, Grec et Latin, les noms de tout ce qui constitue ses différents organes : intestins, nerfs, os, veines, muscles et chairs[1], aussi bien que les noms des maladies qui s’y engendrent, avec leur cause, leur cure et leur guérison. Car, à tous ces viscères agglomérés, il était une petite entrée commode qui permettait d’y pénétrer, ainsi que des soupiraux, distribués en divers points du corps, éclairant à souhait les parties.

Nulle de ces parties ne le cédait à la nature. Lorsque je portai mon attention sur le cœur, j’y pus lire comme quoi les soupirs s’engendrent d’Amour et voir le point où celui-ci fait de si cruelles blessures. Là, tout ému, je poussai un long gémissement en invoquant Polia, si bien que j’entendis, avec horreur, toute cette machine en retentir. Quelle prodigieuse invention d’un art incomparable, grâce à laquelle, sans connaissance anatomique, un homme quelconque se pouvait faire valoir ! Ô illustres génies du passé ! Ô véritable âge d’or, pendant lequel la Vertu s’alliait à la Fortune, tu n’as laissé

  1. Polposita, chair. Poliphile commet la même erreur que cet académicien de nos jours, qui disait dans un article de critique d’art : Il manque de la chair sur ces muscles !