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sous la boue et les pierres incandescentes qui continuaient de pleuvoir. Pendant que j’étais à cette besogne, le capitaine Muggah parut : je ne le reconnus qu’à ses vêtements qui fumaient, car son visage, entièrement brûlé, était méconnaissable.

« Amène tout, cria-t-il.

« Il fut impossible d’obéir à cet ordre, car, après avoir échappé au raz de marée, le navire avait été troué comme une écumoire par la pluie de feu.

« Je n’ai plus revu le capitaine depuis, mais un gabarier m’a dit qu’il avait sauté par-dessus bord, s’était réfugié sur un radeau qu’on avait improvisé en toute hâte, et qu’il y était mort presque aussitôt.

« Pendant ce temps, la mer continuait de rouler de formidables lames de fond, la montagne Pelée ne cessait de mugir, et de prodigieuses secousses ébranlaient l’atmosphère. Du côté de Saint-Pierre, le spectacle était terrifiant. La ville avait disparu, et à sa place on n’apercevait plus qu’une immense traînée de poussière grise, de flamme et de fumée. Tout autour de nous, les navires qui n’avaient pas coulé flambaient et toute la rade était couverte de cadavres flottant isolément ou par groupes.

« Quelques heures plus tard — je ne saurais dire au juste combien — vers trois heures de l’après-midi, d’après ce qu’on m’a raconté, le navire français Suchet put nous accoster : c’est ainsi que j’ai été sauvé avec seize autres personnes, toutes plus mortes que vives. On nous conduisit à Fort-de-France, où nous avons été recueillis à l’hôpital. »

M. Lhuerre dans son rapport officiel raconte comment la fatale nouvelle fut apprise à Fort-de-France :

« À huit heures cinq du matin, au moment où le vapeur de la Compagnie Girard allait quitter le chef-lieu pour se rendre à Saint-Pierre, une énorme poussée de nuages blanchâtres, roulant en volutes gigantesques, fut aperçue de Fort-de-France dans la direction de la montagne Pelée ; au même instant, les lignes du câble et du téléphone reliant Saint-Pierre au chef-lieu furent rompues, le baromètre subit une baisse brusque et un raz de marée se fit sentir sur le rivage.

« Les nuages obscurcirent en quelques instants tout le ciel ; une pluie de pierres, dont quelques-unes du poids de 20 grammes, s’abattit sur Fort-de-France, suivie d’une pluie de cendres qui dura jusque vers onze heures. Le bateau Girard, qui avait quitté le chef-lieu à huit heures un quart, après le raz de marée, pour se rendre à Saint-Pierre, continua sa route jusqu’à la hauteur de Case-Pilote, qui est exactement à mi-route, et là, arrêté par les pierres et la cendre qui tombaient en quantité considérable, rebroussa chemin pour rentrer à Fort-de-France.

« Il repartit vers dix heures, après que la grosse émotion causée à Fort-de-France par la pluie de pierres se fut calmée. Quelques instants après, un spectacle terrifiant s’offrit aux yeux des passagers : au pied du volcan, entouré d’un nuage opaque de fumées et de cendres, tout le littoral était en feu sur une étendue de près de 5 kilomètres ; les arbres et les maisons isolées de la campagne brûlaient également ; une douzaine de bateaux sur rade de Saint-Pierre, dont deux steamers américains, flambaient, encore à l’ancre. Le littoral paraissait désert ; sur la mer, rien ne surnageait que des épaves. La chaleur rayonnante dégagée par cet immense brasier empêcha le bateau d’avancer, et il rentra à Fort-de-France à une heure de l’après-midi, rapportant la sinistre nouvelle ».

RUINES DE L’ÉGLISE DU MOUILLAGE. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le Suchet partait aussitôt pour Saint-Pierre, et à neuf heures le commandant Le Bris descendait sur la place Bertin. Nos marins qui se montrèrent si dévoués dans l’horrible tâche qui leur incombait, furent bientôt rejoints par le procureur de la République Lubin. Le récit de M. Lubin est un des plus poignants qui aient été faits de l’aspect de Saint-Pierre, quelques heures après sa destruction.

« Je suis parti par le vapeur Rubis, à deux heures et demie de l’après-midi, avec une compagnie de trente hommes de troupe, commandée par le lieutenant Tessier… En outre, l’abbé Parel, administrateur du diocèse, accompagné d’un de ses vicaires, avait pris passage à bord.

« Après avoir passé Case-Pilote, nous constatons que la mer est jonchée d’épaves. Le Rubis doit