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ralentir sa marche pour éviter de briser son hélice. Nous remarquons quelques groupes de personnes.

« Nous approchons du Carbet ; à notre grand étonnement, il y a relativement peu de monde sur le rivage. Saint-Pierre est enveloppé dans un nuage de fumée, accompagné de flammes, surtout dans la partie nord, dite le Fort.

« Saint-Pierre et ses environs nous apparaissent comme un monceau de cendres et de ruines. La rade ne contient qu’une énorme quantité de morceaux de bois. Deux navires à vapeur, en fer, complètement démâtés, penchés sur la côte, les canots à moitié descendus dans les porte-manteaux, sont devenus la proie des flammes. Pas trace de la coque d’un navire à voile ; pas un canot ; nous rencontrons seulement trois ou quatre bateaux côtiers, dits pirogues, de la Basse-Pointe, la quille en l’air, chavirés : sur le rivage et dans la campagne environnante, pas un être vivant.

« Une douzaine d’individus seulement se sont réfugiés sur les rochers situés entre Saint-Pierre et le Carbet ; les chaloupes du Suchet vont les recueillir. Nous avons su que ces personnes appartenaient aux équipages des navires disparus.

RÉFUGIÉS À FORT-DE-FRANCE. — DESSIN D’OULEVAY.

« Je demande au capitaine de s’approcher le plus près possible de Saint-Pierre et, faisant mettre un canot à la mer, nous nous dirigeons vers la ville même, le lieutenant, l’enseigne (l’enseigne de vaisseau Hébert, du Suchet) et moi. Nous débarquons un peu après à la place du Mouillage ; la solitude est complète et nous pénétrons jusqu’à la rue Bouillé.

« À cet endroit, nous trouvons de place en place des cadavres, quelques-uns gonflés par les gaz et non carbonisés ; quant à ceux qui recouvrent l’emplacement des maisons, ils nous paraissent entièrement carbonisés. Impossible de pénétrer dans l’intérieur et d’arriver à la rue centrale de la ville, la rue Victor-Hugo. Il faudrait, en effet, marcher sur un brasier ardent.

« Nous reprenons le canot et débarquons à la place Bertin. Là également des cadavres gonflés par les gaz et non carbonisés. Les mains ne sont pas crispées ; la mort parait avoir été rapide et exempte de souffrance. Sur cette place une douzaine de cadavres dont un, celui d’une femme, a la cuisse traversée par une poutre. Les quais n’existent plus, les troncs d’arbre, non plus. Le phare de la place Bertin, haut de 20 mètres environ, est rasé à environ 3 mètres.

« L’escalier intérieur en fer qui le dessert semble avoir été cassé. Les pierres qui restent ne sont pas calcinées, le fer de l’escalier n’a pas souffert du feu. La grille de la fontaine de cette place est tordue, un tuyau déformé donne encore de l’eau.

« Nous essayons de pénétrer dans la rue Lucy, mais la chaleur est tellement suffocante qu’il faut y renoncer, et nous regagnons le vapeur pour aller trouver les personnes qui se trouvent au Carbet. »

L’épouvantable spectacle qu’offrait la malheureuse ville de Saint-Pierre, quelques heures après son anéantissement, est relaté dans le récit suivant, qu’on ne pourra lire sans éprouver un véritable saisissement :

« Des spectacles déchirants s’offrent à notre vue. Ici, c’est une femme prosternée, les deux mains sur la tête, dans l’attitude de l’imploration ; là, c’est un groupe de cinq personnes qui causaient probablement dans la rue lorsqu’elles furent surprises par la mort brutale et inattendue : l’une d’elles a la tête en bas et les pieds arcs-boutés contre les autres. Dans une maison, on s’approche d’un cadavre qui a conservé son aspect naturel ; mais à peine y a-t-on touché, que la peau se détache du corps. Dans une autre habitation, à la rue Victor-Hugo, un homme est assis à son bureau ; une jeune femme, probablement sa fille, s’appuie sur son