Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/503

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils envoient quérir des crêpes par la servante, mais ces crêpes, dégustées avec le pichet de cidre, c’est de la galette, tandis que pour ceux qui en font leur repas, c’est de la farine, c’est-à-dire du pain, bien chaud, bien beurré, bien croustillant. Et pour les mangeuses de crêpes qui sont ici, leurs mines valent bien celles des madames qui fréquentent l’auberge. À vivre ainsi, les filles jeunes ont les hanches solides et la taille drue, leur petite tête plaisante surmonte une large poitrine, leur corps est nourri de grains de blé, et elles font songer à de bons gros sacs de farine, Tout en mangeant le nez dans leur bol, elles parlent du marché qui n’a pas été fameux. Une belle fille de seize ans, marchande de poisson venue de Concarneau, dit son dérangement, le paiement du voiturier qui l’a amenée, ç’a été plutôt de l’argent sorti de sa poche que rentré, et chacune doit se consoler un peu avec l’ennui des autres.

La faiseuse de crêpes continue pendant ce temps de cuire sa pâte. Elle empile crêpes sur crêpes, on ne les compte plus. Le soir, elle les réchauffera pour ceux qui ne veulent pas allumer leur feu. Et ainsi toute sa vie, elle sera ainsi, dans son petit coin, à nourrir pour quelques centimes ceux qui ne connaîtront jamais les menus opulents. Hiver comme été, debout ou à genoux, le ratel et la spatule en main, elle étale, arrondit, graisse, retourne cette soupe ou ce gâteau. Soupe quand on en est à la première, dessert quand on en est à la dernière.

Mais il faut sortir du Faouët, laisser ses Halles pour aller vers des monuments plus sévères, les chapelles de Saint-Fiacre et de Sainte-Barbe.

LE BEFFROI DE SAINTE-BARBE, DRESSÉ SUR QUATRE PILIERS DE GRANIT.

Saint-Fiacre est au sud, sur la route de Quimperlé. On va là voir le jubé de 1440, aux ogives fleuries, à la claire-voie surmontée d’une frise où se manifeste le libre esprit de la Renaissance, hommes ivrognes, femmes lubriques, et toute une série de scènes traduites du Roman de Renart : le renard déguisé en moine guettant le coq et les poules du haut d’une forteresse, le renard croquant une poule pendant que le coq et les autres poules l’assaillent, le renard poursuivi par les poules, le renard étendu sur le dos, raide, les pattes repliées et la langue pendante, entouré par les poules qui semblent vouloir le déchiqueter. Ces scènes, qui se suivent évidemment, donnent lieu à des interprétations différentes. Cette sculpture d’observation et de satire est dominée, au jubé de Saint-Fiacre, par une délicieuse galerie ornée et par un calvaire. D’un côté du jubé sont les statues de la Vierge, de saint Jean, de Gabriel, d’Adam et Ève. De l’autre côté, tournées vers le chœur, ce sont des sculptures représentant, par des scènes de la vie réelle, le vol, la gourmandise, la luxure, la danse.

Sainte-Barbe est au nord, non loin du bourg. La ruelle prise à l’angle de la maison à la Vierge bleue, on est vite dans la campagne, en une belle solitude, où ne s’entendent que le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes. Pourtant, voici une lavandière, à genoux dans sa boîte, au bord d’un douet, et voici une petite fille qui s’en va au long des haies comme le petit Chaperon rouge, bien que ce ne soit pas le temps des noisettes. Un fossé à franchir, et le sentier cesse. C’est maintenant une large chaussée pavée de dalles, qui monte sous des ombrages, pour atteindre un plateau découvert sur une des collines qui dominent l’Ellé. Là, une croix, puis une maison basse, où je pénètre. Un petit vieux paysan, à la physionomie douce et naïve, vêtu de la courte veste et des larges braies, coiffé d’un chapeau rond, vient me recevoir au seuil. J’entre dans une première pièce où une femme geint dans un lit clos. Elle tourne vers le visiteur un visage émacié où brillent des yeux fiévreux, elle murmure quelques paroles entrecoupées par la respiration haletante, « Rien, me dit le vieux, ce n’est rien,… elle a pris froid,… un rhume. » Il me fait entrer dans la seconde pièce où sont installés deux métiers de tisserand. Le vieux se remet à sa tâche. En face de lui est un jeune garçonnet. Tous deux font aller la navette, qui passe comme un oiseau à travers les fils, va d’un montant du métier à l’autre. Je m’assieds un instant à les regarder, et ils continuent leur besogne monotone, scandée par le bruit du métier. Je distingue bientôt un autre bruit à travers le bruit régulier de la mécanique, un souffle rauque et un broiement de moulin. Dans un angle obscur de la chaumière, deux vaches noires et blanches sont couchées sur une litière d’ajoncs. Elles mâchent, remâchent et respirent, emplissent la petite pièce de leur chaleur animale, de la poussée de leur respiration. C’est l’atelier et c’est l’étable, l’humble labeur installé auprès des compagnes nourricières. Il n’en aurait pas fallu davantage à un peintre d’autrefois pour