Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/516

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Aujourd’hui, c’est jour de repos, et je suis à peu près seul à déambuler le long des 350 mètres de quais en bordure de l’Aulne. Sur les bateaux même, je ne vois personne. Je finis par me lasser de cette solitude de ville et je cherche la solitude de la campagne. Je n’ai pour cela qu’à continuer ma route, qui longe la rive droite de la rivière et qui s’en va ainsi, en une longueur de 3 kilomètres, jusqu’à Port-Launay. Je m’en réjouis, car la promenade est des plus belles, et Châteaulin doit être complété par Port-Launay. C’est ici, avec des quais de 838 mètres, que se fait le grand mouvement de marchandises de Châteaulin, et la quiétude de la ville s’explique ainsi : sa rivière travaille pour elle, et elle travaille surtout à Port-Launay. Là, des bateaux de 150 tonneaux peuvent aborder, mieux qu’à Châteaulin. Le trafic se fait surtout avec Brest, où l’on peut aller par le bateau à vapeur. C’est à Brest que s’en vont les ardoises, les volailles, les légumes et les fraises. « Mais ne quittez pas Port-Launay, monsieur, sans voir le viaduc du chemin de fer. »

J’ai déjà vu le port, l’église, la fontaine, et tout cela m’a plu, et je comprends que les gens de Brest et d’ailleurs viennent ici en parties de campagne, car on a remarqué que même les gens de la campagne vont faire des parties de « campagne » ailleurs que chez eux. L’important est de se déplacer, et c’est, en effet, bien nécessaire. J’ai donc vu tout ce que je viens de dire, et je veux bien encore voir le viaduc. Pour cela, il n’y a qu’à continuer la route au long de la rivière, pendant 3 autres kilomètres. Je le fais, et j’arrive au fameux viaduc, qui mérite sa célébrité. Il a, pour être exact, 457 mètres de longueur, 50 mètres de hauteur et douze arches de 22 mètres d’ouverture. Je ne regretterai pas ma course, car après tout, si la beauté habituelle de l’œuvre d’art que nous connaissons et que nous cherchons n’est pas là, il y a une autre beauté toute nouvelle qu’il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir, bien sot pour dédaigner. C’est du travail humain, d’abord, et c’est du travail humain qui a sa force, sa grâce, son équilibre, c’est-à-dire sa beauté. Ceux qui ont conçu et exécuté un viaduc comme celui-ci qui sert à raccourcir les distances et à faire passer des trains, ceux-là sont des utilitaires, c’est entendu, mais ce sont aussi des artistes, puisqu’ils ont su trouver une forme élégante et harmonieuse à leur conception. On les accuse souvent de gâter les paysages. C’est un lieu commun. Ils les transforment, ou plutôt ils leur ajoutent un nouvel élément de beauté, qui est la preuve de l’esprit vainqueur de l’homme. Il est clair qu’il ne faut pas abuser de ces « embellissements » utiles, mais là où ils sont vraiment nécessaires, ils ne déparent rien. Ce qui gâte un paysage, c’est la triste maison sordide où habite la misère humaine, dans la fange, l’ordure, l’atmosphère malsaine. Cette maison, pourtant, il ne manque pas de voyageurs pour l’admirer. Ils trouvent là une note pittoresque, un je ne sais quoi « qui fait bien dans le paysage ». Ils ne voudraient certes pas l’habiter, il leur faut la maison moderne avec l’eau, le gaz, la lumière électrique, le tout à l’égout, tout le confortable et toute la salubrité, et ils font bien, mais ils trouvent tout naturel que d’autres habitent la masure, et ils s’empressent d’en faire une aquarelle. Je préfère le viaduc, qui crée les communications, qui déplace les habitants des taudis, qui sert l’œuvre de clairvoyance et de bien-être. J’admire le calvaire, lorsqu’il a la beauté de l’art et de la vie. Je demande la permission d’admirer aussi le viaduc, et la locomotive, et le train de marchandises.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



UN LIT CLOS AVEC SON ÉTROITE OUVERTURE ENTRE DEUX VOLETS À COULISSES.