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mer d’Italie ou de Grèce. Les arbres, aux cimes arrondies, croissent presque à la limite des flots, ombragent la grève de sable blanc, et l’on cherche machinalement des yeux, sur le promontoire de la Chèvre, la forme régulière, nette et élégante d’un temple de marbre élevé en l’honneur de la puissance des dieux et des travaux héroïques des hommes.

SAINTE-ANNE-LA-PALUE. — LE TOUR DE L’ÉGLISE.

J’ai déjà passé ici de longues vacances, et ma foi, c’était là tout près, au bord du talus, dans cette petite maison des Quatre-Vents, la bien nommée. La chambre était parfaite, avec sa fenêtre sur la mer, mais le cabinet de travail était admirable. Il attenait à la chambre, et c’était une toute petite pièce cloisonnée de bois, ayant vue aussi sur la mer par une lucarne, ou plutôt par un hublot, car la lucarne était petite, proportionnée au réduit qui était en réalité une cabine. Oui, une cabine, c’est bien cela : de la place rien que pour une table, un tabouret, et pour moi. Mais toute la mer dans le hublot, et rien que la mer. On ne voyait pas autre chose. J’ai vu là l’Océan de toutes les couleurs et de toutes les expressions, vert, bleu, lilas, gris, doré, rouge, — souriant, tendre, caressant, morose, solennel, fâché, furieux, déployant toutes ses grâces ou vociférant toutes ses colères. La cabine tremblait parfois comme une barque secouée par la pleine mer, mais la maison des Quatre-Vents était solide derrière son remblai de terre, et les tempêtes qui l’ébranlaient ne pouvaient avoir raison d’elle. Aucun mauvais temps n’engendrait, d’ailleurs, la mélancolie chez mon hôtesse et sa fille. La mère, et la fille surtout, étaient deux commères réjouies, et je n’ai jamais entendu rire comme là. De ces rires aussi, la maison tremblait. Ils éclataient à tout instant au rez-de-chaussée en roulades éperdues et leur clameur joyeuse montait l’escalier, passait sous les portes, venait vibrer au carreau du hublot. Je passais de longues heures dans la cabine, j’écrivais alors un livre qui avait pour titre l’Enfermé, et j’étais, moi aussi, l’enfermé de mon sujet, vivant là comme un prisonnier dans sa cellule et contrôlant, toutes proportions gardées, les sensations de mon héros par les miennes. Mais la solitude n’était pas le silence. J’écrivais entre le bruit monotone et délicieux de la mer, dont les vagues venaient s’écrouler en chuchotant sur le sable, et le bruit du rire de mes hôtesses qui était sans arrêt, vraiment, comme la chanson de la mer montante et de la mer descendante. Je dois dire tout de même que ces créatures joyeuses connaissaient les peines, car j’entendis, certains soirs, le bruit des pleurs remplaçant le bruit des rires, et je ne pus tout de même emporter de là, comme je l’aurais cru, le souvenir de la maison où l’on rit toujours.

Je n’étais pas, comme bien on pense, le prisonnier permanent de mon travail. J’avais des évasions et des sorties sur la mer et sur la campagne. En bateau, j’ai vu la côte, doublé le cap de la Chèvre, visité les monstrueux rochers des Tas de Pois. Derrière la maison, j’allais au profond de la forêt du Juch, où j’avais parfois la rencontre, sous les couverts d’arbres admirables, de quelque vieux paysan vêtu à la vieille mode, braies de toile grise, veste bleue, petit chapeau rond. Ou bien, çà et là, devant la maison, sur la plage du Ris, de sable fin et uni, et plus loin, sur la grève coupée de flaques d’eau, crevée de rochers autour desquels grouillaient les crabes, et plus loin encore, au long de toute une série de grottes dont les parois ruisselantes semblent des coulées de pierres précieuses. Si par quelque sentier ou quelques saillies de la terre et du roc, on grimpe au flanc de la falaise, les sommets herbus et fleuris, ou couverts d’une végétation rase, tout roses de courtes bruyères, vous invitent à la marche ou au repos. On ferait volontiers, par le sentier des douaniers, le tour de