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Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/534

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Martin. » Moitié riant, moitié bourru, je lui réponds : « Parbleu ! il y a un marchand de vins ! — C’est vrai ! », dit notre homme, stupéfait, et qui perd aussitôt de son assurance. S’il y avait eu un boulanger, on nous dirigeait peut-être sur les prisons de Brest. Mais devant la véracité de notre propos, le dénonciateur s’effondre, on nous laisse aller. Nous n’étions pas au bout de nos peines, car pendant toutes ces palabres où nous nous faisions l’effet de vouloir convaincre et amadouer des sauvages, le bateau qui nous avait amenés était parti sans nous. Nous voilà forcés de rester dans ce pays inhospitalier, ou de filer sur Camaret. C’est ce dernier parti le plus sage, et nous nous mettons en route. Mais une pluie véritablement torrentielle, diluvienne, nous oblige à rebrousser chemin au plus vite, et à regagner Roscanvel, trempés comme si nous étions tombés à la mer, mouillés jusqu’à la chemise et la peau, de l’eau plein nos souliers. À Roscanvel, toutes les auberges sont pleines, l’ivresse et le tumulte retentissent par toutes les fenêtres, mêlés au fracas de la pluie et aux explosions de l’orage. Nous finissons par trouver un abri chez un savetier où nous nous séchons comme nous pouvons, où nous faisons cuire des œufs à la coque, et où nous nous couchons dans une chambre pleine de vieux cuirs, d’une telle odeur insupportable que nous devons ouvrir la fenêtre pour respirer plutôt l’odeur de l’averse qui tombe toute la nuit. Le lendemain, au petit jour, nous sommes vite dehors, et nous nous mettons en route, munis de ces excellents souvenirs de voyage, que je suis seul à évoquer aujourd’hui, car mon camarade Sutter Laumann est mort depuis. Nous avons souvent ri de l’aventure, et même je crois bien que nous avons commencé à en rire chez le bon savetier de Roscanvel, en avalant nos œufs à la coque.

UNE PROCESSION À LANDÉVENNEC, UN DES RARES SPECTACLES DU PAYS.

Cette fois, Roscanvel est paisible. Aucun drame dans l’air. La place est déserte, les chemins ombragés de verdure sont frais et jolis. Le vent de mer souffle doucement. Il fait bon, cette fois, aller à Camaret, et je regrette que mon ancien compagnon de route n’ait pas eu cette revanche. Camaret est une de ces émouvantes petites villes dont l’alignement de maisons blanches semble une barrière aux flots. Ici, tout est vaste, tout est grandiose. Les mouvements de terrain qui descendent vers la mer sont d’une ampleur incomparable. La mer se déroule jusqu’à l’horizon, enflée avec une force, une majesté, qu’on ne voit pas ailleurs. C’est le dessin des côtes, c’est l’avancée hardie de la presqu’île, c’est l’absence de toute terre devant soi, qui donnent une telle grandeur à ce paysage de mer. Ce paysage est terrible à la mauvaise saison, abondant en naufrages, et il est toujours fatal et inquiétant pour les gens des côtes qui doivent y chercher leur subsistance. À Camaret, comme dans tous les ports de l’Océan, à Douarnenez, à Audierne, à Concarneau, le problème de l’existence se pose de la façon la plus nette et la plus violente. Il est impossible de vivre quelques jours au bord de la mer de Bretagne, passant d’un village de pêcheurs à un autre village, sans être immédiatement frappé par le spectacle du triste labeur et de la misère sans remède des habitants. Plus que la beauté des paysages, plus que le hardi et grandiose dessin des falaises surplombantes, plus que la lumière lointaine des horizons, le souple, délicieux, ou colère mouvement des lames, plus que tout cela, la silhouette de l’être humain qui peine, inquiètement et désespérément, prend l’attention de l’œil et du cerveau. Même le paysage est changé par ces êtres qui le traversent. La douceur des verdures, la parure des bruyères et des ajoncs, la couleur de l’eau, tout ce qui est grâce tranquille et force imposante, prend une attitude d’impassibilité et d’ironie, devient le décor moqueur où s’essayent des volontés insuffisantes, des efforts inutiles.

Sans prétendre à la gravité et au renseigné des travaux d’économie sociale, ces pages de voyage ne