Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/533

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lévriers, de six faucons, chasser sur les terres de Lezuzan, en Dirinon, près de Daoulas. Le jour de son arrivée, il devait être nourri, logé, chauffé de bois sec et non fumant, ainsi que sa nombreuse compagnie. Le lendemain, si pendant la chasse le seigneur de Crozon rencontrait quelques gentilshommes, il pouvait les mener dîner avec lui chez le seigneur de Lezuzan, en jurant qu’il les avait rencontrés par hasard, sans dol ni frande. » Je laisse là ces histoires de vies simples, ordonnées, avaricieuses ; j’apprends encore qu’à la fin de l’ancien régime tous les droits du seigneur de Crozon furent convertis en une rente annuelle de 22 écus, je m’endors, et le lendemain, au matin, je commence le tour de la presqu’île.

LES ROCHERS ÉTRANGEMENT DÉCHIQUETÉS APPELÉS LE CHÂTEAU DE DINANT.

Je marche par les sentiers à l’anse du Fret. Si l’on va jusqu’à l’extrémité de l’île Longue, on découvre la rade et les maisons de Brest. En voiture pour Roscanvel, où je viens pour la seconde fois. La première fois, débarqué du bateau de Brest avec un ami, et tombant au milieu du pardon, fête foraine, danses, buveries en plein air, un paysan ivre s’attachait bientôt à nos pas d’un air soupçonneux. Partout nous retrouvions fixé sur nous son œil oblique et méchant. Bientôt, nous étions obligés de constater un certain mouvement dans la foule, des allées et venues, et un cercle se formait autour de nous. Mon camarade, grand, à moustaches blondes, et qui était Alsacien, pouvait, à la rigueur, être pris pour un Allemand. Mais non : les chuchotements, que nous finîmes par entendre, le désignaient comme un Anglais, et pour moi, mes compatriotes, mes frères de race, se refusaient à me reconnaître pour l’un des leurs. Bientôt, nous sommes interpellés, et le paysan ivre nous accuse avec véhémence d’être venus dans la presqu’île pour relever le plan du fort de Quélern : nous avions, je crois bien, demandé notre chemin et prononcé le nom de Quélern. D’autres paysans vinrent à la rescousse. Ceux-là nous avaient vu dessiner. Les femmes en coiffes blanches se taisaient, peureuses et consternées. Dans ces populations, le souvenir de l’Anglais est resté vivace, et les bonnes gens, séparés à peine par deux générations des événements de guerre, de sièges, de batailles sur l’eau, d’occupations, croient que le même débarquement, dont le récit leur vient de leur bisaïeul, est toujours sur le point de se faire. La tentative des Anglais, en 1694, est restée dans leur mémoire confuse, sans qu’ils sachent exactement à quel moment et dans quelles conditions le coup de force s’est produit. Ils savent seulement que les vaisseaux anglais ont été repoussés, mais ils croient qu’ils peuvent revenir et que deux promeneurs hypocrites peuvent tout à coup monter sur un rocher, agiter un mouchoir, donner un signal, pour que des vaisseaux de haut bord réapparaissent à l’horizon, avec toutes leurs pièces braquées aux sabords, prêtes à faire feu et à foudroyer les danses du Pardon. Il est bien difficile d’entrer en explications avec un laboureur qui ajoute l’ivresse du dimanche à la mentalité que je viens de dire. Certains drames de l’histoire ont pour point de départ des méprises et des impossibilités de ce genre. S’il y avait eu cent individus de ce genre à nous accabler de leur témoignage, que dis-je ? cent ! vingt et même dix auraient suffi pour exciter, allumer, mettre en feu et en fureur toute cette foule, et nous pouvions fort bien, l’Alsacien et le Breton, être jetés à la mer comme Anglais, et être assommés à coups de pierres si nous nous étions permis de surnager. Heureusement, un incident burlesque vint tout terminer. Impatientés par les interpellations et les rabâchages de notre homme, qui nous harcelait de questions, et par la venue perpétuelle de nouveaux curieux, prêts à se transformer en juges, nous demandons à parler au maire, et celui-ci vient enfin. C’est un homme de mine sérieuse, vêtu de drap noir et qui ne paraît pas surexcité comme notre accusateur. Il écoute sans mot dire, nous interroge sans malveillance, et à celui-là nous déclinons nos noms, professions, demeures. C’est alors que notre ennemi, triomphalement, s’écrie : « Ah ! vous êtes de Paris. Eh bien ! moi, je connais Paris, j’y ai été l’année de l’Exposition. Dites-moi donc quelle boutique est à tel numéro, faubourg Saint--