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chauffe les différentes pièces, et l’éclairage est fait au pétrole en attendant l’électricité qui ne saurait tarder.

Enfin, l’interprète vient nous avertir que l’heure de l’audience est arrivée, et nous entrons dans une salle carrée, au plafond très élevé, avec des tentures d’un prix modeste ; au milieu, se trouve une table recouverte d’un tapis grenat à franges dorées, derrière laquelle est assis l’empereur, ayant à ses côtés le prince héritier et le chef des eunuques. Nous sommes en présence d’un homme qui possède une souveraineté absolue, dispose de la vie et des biens de quinze millions de ses sujets et n’obéit qu’à son bon plaisir dans sa politique intérieure ; néanmoins, il n’est pas sûr de la fidélité du serviteur le plus humble qui l’approche ; il fait goûter les plats qu’on lui sert et n’ose dormir que le jour de crainte que les ténèbres de la nuit n’ajoutent un danger de plus à ceux qu’il court à tout instant et qu’il n’est pas certain de toujours éviter.

Après les présentations faites par le ministre de France, l’empereur nous remercie chacun de notre visite, nous demande si nous avons fait bon voyage et si nous comptons rester longtemps en Corée. Le prince héritier pose mot pour mot les mêmes questions.

S. M. Li-Hsi est un homme de cinquante-cinq ans environ, de taille moyenne, commençant à grisonner ; sa figure largement épanouie est éclairée par un sourire continuel, signe d’une grande bonté, mais aussi d’une faiblesse extrême. Depuis qu’il a proclamé son indépendance, il s’est arrogé le droit de revêtir la robe jaune jadis réservée à son ancien suzerain, le fils du Ciel ; il est donc vêtu d’une robe de soie jaune brochée, porte sur le côté gauche de la poitrine la plaque de Grand-Croix de l’ordre de Corée et, sur le devant, un plastron représentant un quadrupède en filigrane doré ; ses épaules sont ornées de broderies, ses mains nues ; il est coiffé du chapeau à ailettes, fait en fine trame de fibre végétale,

S. M. LI-HSI, EMPEREUR DE CORÉE. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le prince héritier est un jeune homme de trente ans environ, ses yeux peu vifs, sa figure imberbe et grassouillette, ses mains potelées, sa tendance marquée à une obésité précoce, n’indiquent pas une santé robuste ni une grande activité physique : mari de plusieurs femmes, il n’a pas encore d’enfants. C’est le fils de Li-Hsi et d’une concubine ; aussi, sa situation officielle est-elle assez précaire et son avènement au trône ne se fera-t-il pas sans obstacles ; les Japonais tiennent en réserve, à Yokohama, un autre prince héritier qui s’est déclaré leur partisan et qu’ils se proposent de soutenir au moment opportun.

Il est vêtu d’une robe de soie rouge, porte aussi le chapeau à ailettes et la décoration coréenne ; il semble s’intéresser à notre audience dans laquelle il ne joue qu’un rôle peu important, en posant des questions insignifiantes qui lui sont soufflées par le chef des eunuques. Il est peu probable qu’il songe un jour à secouer l’influence de cette caste puissante et redoutée, et dont le rôle politique fut de tout temps néfaste en Corée comme en Chine.

Ce chef des eunuques, qui assiste impassible, silencieux, mais attentif, à cette audience, est de taille assez élevée, et paraît âgé d’une cinquantaine d’années ; ses yeux morts, aux paupières gonflées, sa mine résignée, sa figure veule, son air de tristesse et de lassitude dénotent bien sa déchéance physiologique ; il a la tête baissée et les mains cachées dans ses longues manches et croisées sur la poitrine ; sa robe de couleur bleue, faite d’un tissu sans élégance, ne porte aucun insigne ; elle est terne comme l’individu.

L’entretien avec l’empereur dura environ vingt minutes, il nous interrogea sur les événements de