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On salue les rochers de la Teignouse, terrible passage par les mauvaises mers, tout à fait inoffensif aujourd’hui. Cette tache sombre, dentelée d’écume, qui attire le regard sur le bleu de la mer, c’est le phare de la Teignouse. Puis les roches de l’île d’Houat, puis une autre tache, plus grande que les autres, et qui grandit encore, qui barre la mer. Des coups de sifflet déchirent l’air, le pilote crie dans son porte-voix, envoie à la chaufferie quelques commandements. Nous sommes dans les eaux de Belle-Île, dans la rade du Palais. Quelques instants encore, et le vapeur entre dans le port, sous les regards des Bellilois en promenade sur la jetée. Je vois à droite les fortifications de la citadelle, puis, au fond du second bassin, un rideau de verdure sur lequel se dessine la carcasse d’un navire en construction. Le port est rempli de barques où les pêcheurs mangent leur poisson bouilli et boivent un coup de cidre.

Avant de visiter l’île, d’explorer cette terre de 18 kilomètres de long, d’une largeur de 4 à 10 kilomètres, de 50 kilomètres de circonférence, et dont l’élévation moyenne ne dépasse guère 40 mètres, il convient d’en résumer l’histoire, depuis l’époque du xe siècle, où elle était la propriété des comtes de Cornouailles. L’un d’eux, en 1029, en fit don à l’abbaye de Sainte-Croix, de Quimperlé. Guerre entre les moines de Quimperlé et ceux de Redon, qui prétendaient, eux, tenir Belle-Île des ducs de Bretagne. Quimperlé l’emporta. Pillages des Anglais, qui abordèrent l’île plus d’une fois, qui ne réussirent pas à s’en emparer, en 1518, avec trente-six vaisseaux, qui l’occupèrent pendant trois semaines, en 1573, puis s’enfuirent sur l’annonce d’une flotte française. De même, les Hollandais commandés par l’amiral Tromp échouèrent en 1673. Mais, en 1761, les Anglais finirent par prendre la citadelle et l’île, qu’ils gardèrent deux ans : un traité mit fin à leur occupation. Belle-Île appartint au maréchal de Retz, puis au surintendant Fouquet, puis aux descendants de celui-ci, puis fut réuni à la Couronne en 1719. C’est la patrie du général Trochu, dont on montre la maison, précédée d’une allée de pins.

LA PORTE DU VILLAGE DE BANGOR, À BELLE-ÎLE.

Je me loge pour quelques jours au Palais, ou « à Palais », comme il est dit généralement, dans une rue qui descend vers le port. Ma logeuse est épicière et cabaretière et aussi patronne de barques. Je ne faisais pas trop attention, tout d’abord, au va-et-vient de rudes pêcheurs qui passaient par son corridor ou par sa boutique. Un jour, pourtant, flânant et entrant dans l’étroite cour, je découvris tout un équipage rassemblé dans une pièce qui donnait sur cette cour. La table était mise sommairement, et tous les hommes mangeaient, d’un air assez soucieux, la soupe au poisson. J’appris que l’épicière, comme d’autres gens du pays, était propriétaire de barques, trois barques avec sept hommes par barque. Les vingt et un hommes travaillent pour elle, acceptent de s’en aller, chaque jour, vers les hasards de la mer, recevant en paiement le tiers du poisson pêché. Le reste est pour l’épicière. Ils vendent leur tiers de poisson comme ils peuvent, et la plupart logent chez leur patronne, qui devient leur hôtelière. Ils peuvent aussi prendre là leurs repas. On s’arrange pour les frais, et une partie du gain des pêcheurs s’en va retrouver le reste dans le tiroir de la propriétaire des barques et de la maison. Voilà une entreprise de pêche. La réunion de ces pêcheurs se nomme une « coteriade ». Une barque complète vaut trois mille francs et peut rapporter trois mille francs par an. Le métier n’est pas mauvais pour la bonne femme qui reste chez elle. Elle court le risque d’avoir un de ses bateaux perdu, mais c’est rare après tout, elle trouverait plutôt les hommes trop prudents, ne partant pas par tous les temps, ou rentrant aussitôt qu’un grain sérieux menace. La patronne attend paisiblement le retour dans sa boutique, encombrée de tout ce que l’on peut vendre dans une boutique de petite ville : du sucre, du café, du sel, du poivre, des allumettes, des étoffes, du fil, des assiettes, des bols, des casseroles, etc. Eux, ils s’en vont la nuit ou de fin matin, et c’est un soir, que je m’en vais ainsi avec eux, qu’ils me content leur histoire. D’autres encore partent, et la mer est toute constellée de lumières et tachée d’ombres.