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d’aïoli, un clair de lune idéal nous invite à la promenade et, bravant les rafales glacées du mistral, le grand ennemi des Baux, notre hôte nous conduit, au travers des ruines, jusqu’à la terrasse avancée qui occupe l’extrémité du plateau et d’où un inoubliable spectacle s’offre à nos regards. Tout là-haut, le vieux château dresse fièrement son donjon et ses tours sous un ciel criblé d’étoiles. À ses pieds, le long des ruelles étroites et sur les places dégagées se dresse un amoncellement fantastique de ruines aux formes tourmentées et bizarres : masses sombres des maisons, pans de murs crevassés, croisées aux fines dentelures, cheminées élancées. La pyramide ajourée d’un clocher est traversée par un rayon de lune. Les tombes blanches s’alignent dans le cimetière tout proche. Devant nous s’ouvrent les profondeurs du Val d’Enfer ; nous devinons dans la pénombre l’entrée de la Grotte des Fées et les hauts portiques des Grandes Carrières. Vers l’Est se dessine le profil des montagnes ; vers le Sud l’immense plaine de la Crau se perd dans la nuit. Tout au loin, l’éclat intermittent des phares souligne le littoral méditerranéen.

LA VÉGÉTATION SUR LE LITTORAL.

Comment ne pas rappeler ici le souvenir des siècles heureux où la principauté des Baux, aujourd’hui déchue, connut la plus grande prospérité ? La veillée se prolonge fort tard dans cette évocation. Notre hôte raconte mille détails historiques ou légendaires ; sa fille veut bien chanter en notre honneur les belles rimes provençales de Théodore Aubanel et le Noël populaire du chansonnier Charloun Rieu, Li pastre di Baus : « Pâtres des Baux, — tous hommes de sens, ce soir nous nous revoyons dans la vieille chapelle. Pâtres des Baux, — tous hommes de sens, — ce soir nous nous revoyons, de joie nous tressaillons ! »

Les origines du château des Baux paraissent remonter au viiie siècle : du moins les savants ont-ils reconstitué, depuis cette époque, la chronologie des seigneurs des Baux dont la lignée poursuivit une destinée glorieuse jusqu’à son extinction au début du xve siècle. « Race d’aiglons, jamais vassale, qui de la pointe de ses ailes effleura la crête de toutes les hauteurs », on retrouve, pendant le Moyen âge, son nom à toutes les pages de notre histoire, et sa vaillance indomptable tint en échec pendant cent ans les attaques des princes catalans et de Charles d’Anjou. Les princes des Baux portaient les titres de vicomtes de Marseille, princes d’Orange, comtes de Provence, rois de Vienne et d’Arles ; ils émettaient des prétentions sur l’empire de Constantinople. Ils comptèrent de nombreuses alliances dans les familles régnantes de France, d’Orange, de Savoie, d’Angleterre, de Pologne, de Nassau et de Brunswick. Ils possédèrent soixante-trois places fortes et commandèrent à des flottes et à des armées. Autour d’eux se groupait la haute noblesse du Midi. « Les princes des Baux, dit Robida, ont pris la montagne, l’ont creusée, fouillée, découpée ; ils en ont fait une immense et extraordinaire citadelle, moitié caverne, moitié palais, certainement la création architecturale la plus fantastique en son temps et actuellement la plus invraisemblable des grandes ruines du Moyen âge. » La ville comptait alors plus de 4 000 âmes et la « cour d’amour » des Baux était particulièrement recherchée par les troubadours venant de toutes parts célébrer la beauté des princesses Jeanne, Alix, Passe-Rose, Blanche-Fleur, Huguette, Clairette et Baussette. Pétrarque et Laure y séjournèrent et l’on raconte que Guilhem de Cabestan ayant chanté avec trop d’ardeur Tricline Carbonnelle, le mari de celle-ci, Raymond de Scillans, tua le galant troubadour, lui arracha le cœur, le fit accommoder en plat et servir à sa femme.

La seigneurie des Baux fut annexée en 1427 à la couronne de Provence et la perte de son autonomie marqua l’ère de son déclin. La reine Jeanne, femme du roi René d’Anjou, y résida au xve siècle, puis le domaine fut réuni à la couronne de France et placé sous l’administration de gouverneurs, capitaines et viguiers royaux. François Ier fit une visite solennelle aux Baux le 7 mai 1538 et le Chevalier de Guise y mourut accidentellement en 1614. Au cours des guerres de religion, la place forte fut déman-