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lonie n’a encore que quatre maisons construites. J’entrai dans une de ces habitations, et tout en me chauffant et en prenant le thé, je questionnai mes hôtes sur leur genre de vie. Ils se félicitent hautement d’être venus s’établir dans le pays. Les terres qu’on leur a concédées sont fertiles. Ils cultivent avec succès les céréales et les légumes. La dernière récolte a été très-abondante. Les rivières leur fournissent assez de poisson pour qu’ils puissent approvisionner les marchés voisins. Enfin à ces sources d’aisance viennent s’ajouter les bénéfices que leur promet la navigation du fleuve Amour et le transport des voyageurs de Nicolaïevsk à Kizi. Les autorités russes ont traité avec eux pour le bois nécessaire aux steamers, et la poste leur paye 150 roubles par paire de chevaux pour cinq mois d’hiver. De pareils éléments de prospérité les autorisent à envisager l’avenir avec confiance.

À Michaïlovsk, les progrès de la colonisation sont déjà plus sensibles. L’on y compte bien jusqu’à quinze maisons. Les moindres détails de la vie prouvent que les mœurs russes s’imposent graduellement mais avec rapidité dans ces régions. Les colons de Michaïlovsk spéculent sur l’élève du cheval, du bœuf et du mouton. Ils ont trouvé derrière la côte qui borde la rivière un vaste steppe couvert de pâturages où leurs troupeaux acquièrent en peu de temps une chair grasse et savoureuse.

Entre Michaïlovsk et Bagoradski, je rencontrai trois paysans qui revenaient de la chasse. J’appris par eux qu’en ce pays l’élan n’erre pas par couples, comme en Sibérie, mais marche presque toujours en troupes nombreuses.

Au village de Pul, les Gilyaks me reçurent à bras ouverts. Les commerçants mandchoux viennent jusque chez eux, apportant des liqueurs chinoises, du tabac et du millet qu’ils échangent contre des peaux de martre et de renard. Trois frères gilyaks, qui vivaient sous le même toit, m’invitèrent à entrer dans leur hutte. J’y trouvai réunies une soixantaine de personnes ; c’étaient pour la plupart des voyageurs comme moi, des Samagirs et des Nagidals de l’Amegun. Les habitants de cette région acceptent avec empressement l’influence russe. Doués du meilleur naturel, ils donneraient bientôt l’exemple de toutes les vertus sociales, si leurs qualités n’étaient obscurcies par un vice déplorable : l’ivrognerie. Les négociants mandchoux, auxquels ils en sont redevables, alimentent activement ce fléau. Pendant l’année qui vient de s’écouler, ces empoisonneurs ont importé dans le pays 700 boîtes de liqueurs chinoises, représentant 4000 vedros russes[1]. À défaut de considérations d’un ordre plus élevé, les intérêts commerciaux de la Russie lui conseillent, sinon d’interdire absolument, dans ses nouvelles provinces, du moins d’y restreindre l’entrée des liqueurs chinoises. Car les bénéfices que cette branche de commerce rapporte aux Mandchoux leur permet d’accaparer toute la fourrure. C’est à peine si j’ai pu trouver à acheter de première main quarante peaux de castor, tandis qu’un seul commerçant mandchoux m’en a livré 400 le même jour. Ces Mandchoux ruinent le pays. De Pul jusqu’à la Sungari, ce n’est qu’un cri de malédiction contre eux. Les habitants de ce pays qui voient leurs frères du bas Amour s’enrichir sous la protection de la Russie, tendent vers elle des bras suppliants. Pour gagner ses bonnes grâces, ils promettent de se convertir au christianisme. Chez certains d’entre eux, les sympathies russes se témoignent par des sacrifices dont on ne peut s’empêcher de tenir compte quand l’on sait combien le corps est attaché à ses habitudes. Ainsi l’un des trois frères chez qui je logeais, pour se conformer plus complétement aux mœurs russes, a renoncé à manger du chien. « Je suis bon Russe, moi, me disait-il, je ne suis pas un mangeur de chien comme ces autres. » Puisse cette concession aux préjugés de ses maîtres être appréciée comme elle le mérite !

Si la conduite de la Russie à l’égard des Gilyaks les rattache étroitement à sa cause, elle est en même temps pour la plupart d’entre eux un sujet de profond étonnement. Je les ai, plus d’une fois, entendus demander : « Comment se fait-il que les Russes d’aujourd’hui ne nous oppriment ni nous tuent ? » Pour comprendre ces paroles, il faut savoir que la tradition a conservé parmi les Gilyaks le souvenir des déprédations et des violences que les premiers cosaques russes ont exercées sur leurs ancêtres.

Désirant arriver à Mariinsk avant le départ du gouverneur de la province qui s’y rendait aussi, je louai deux traîneaux pour la somme de 19 thalers à la condition que l’on me ferait faire le voyage dans le temps voulu. Ce marché conclu, je dis adieu à mes hôtes, et après leur avoir laissé une bonne provision de tabac et de thé, dont ils sont très-friands, je montai dans mon traîneau. Mes chiens se comportèrent si bravement que je ne tardai pas à atteindre un petit établissement du nom d’Irkustk. J’avais en route rencontré le gouverneur qui voyageait avec les chevaux de la poste, et mon attelage n’avait pas eu de peine à le laisser en arrière. N’ayant plus de motifs de me presser, je mis un moment pied à terre et j’allai me chauffer au feu d’une hutte russe. Je fis une plus longue halte à Aür pour ménager mon attelage. Aür est renommé pour ses chiens. Ces animaux, qui ressemblent à nos chiens courants, ont le poil gris, sont grands, bien découplés, et ont le pied léger. Là aussi j’entendis les habitants se plaindre amèrement des Mandchoux qui les dépouillent avec le plus odieux cynisme.

Je brûlai les étapes de Mada et de Pulza, villages situés, comme tous ceux que j’ai rencontrés depuis Nicolaïevsk, sur la rive droite de l’Amour ; je saluai avec joie le village de Suteh, habité par des cosaques russes, et vers le soir j’arrivai à Mariinsk. Quand on y apprit que je comptais remonter l’Amour, on traita mon projet de folie. Les gens les plus expérimentés prétendaient que je ne pourrais jamais me procurer la nourriture de mes quarante chiens ; que le poisson manquait dans plusieurs endroits de la rivière ; que si je ne mourais pas de faim, je serais infailliblement gelé ; et enfin que si je résistais

  1. Le vedro, mesure de capacité fort variable, semble valoir aujourd’hui un peu plus de 12 litres.