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au froid des nuits d’hiver, les tempêtes de neige me puniraient de ma témérité, etc.

Mais mon parti était bien pris, et aucune objection n’était capable d’ébranler ma résolution. Je soupçonnais d’ailleurs les Mandchoux d’avoir singulièrement exagéré les dangers de la route pour décourager les explorations des étrangers. Leur cupidité s’alarme des conquêtes de la civilisation ; ils voudraient échapper au bras de la Russie qui s’avance incessamment vers eux et qui bientôt les forcera de renoncer à l’exploitation éhontée qu’ils font des peuplades de l’Amour. Tout voyageur qui pénètre dans la Mandchourie est une sentinelle avancée dont ils redoutent la clairvoyance.

30 novembre. — Le mauvais temps m’a retenu à Mariinsk pendant dix mortels jours. Depuis le 21, les tourmentes de neige font rage, et au moment de notre départ, le temps qui, le matin, paraissait vouloir se mettre au beau, tourne de nouveau à l’ouragan. Mais je ne veux pas reculer, et je pars avec quatre traîneaux et quatre mois de provisions. C’est à grand-peine que j’ai pu atteindre Golni, où j’ai passé la nuit. Entre Kizi et Gyrin, distance de huit étapes ordinaires, la neige était tombée en si grande quantité qu’elle nous engloutissait à moitié ; mais mes chiens étaient habitués à triompher de ces obstacles. Je voyais quelquefois disparaître dans la neige l’attelage tout entier, mais bientôt un bond le ramenait à la surface, où il reprenait haleine, et en même temps un vigoureux coup de collier enlevait le traîneau. Cette habile manœuvre rappelle celle des nageurs qui sont habitués à nager entre deux eaux. Il fallut, pour m’empêcher de rebrousser chemin, toute l’intrépidité des braves animaux auxquels je m’étais confié. Chaque fois qu’ils émergeaient au-dessus de la neige, leur regard brillait, leur queue frétillante semblait à la fois témoigner de leur ardeur et du noble orgueil que ces amis de l’homme éprouvaient à le servir.

1er décembre. — Djaï est un village assez populeux, mais à notre arrivée tous les hommes étaient à la chasse au castor. Il n’était resté dans les maisons que les femmes, les enfants et quelques notables Mandchoux. J’eus en cet endroit une preuve de la surveillance dont nous étions l’objet.

Un émissaire était parti dès le matin pour annoncer notre voyage, dont la nouvelle lui avait été transmise de Golni par un de ses compatriotes. Les Goldiens m’apprirent plus tard qu’à chaque halte que nous avions faite il en avait été de même, et que les autorités de l’Usuri et de la Sungari étaient prévenues de notre approche longtemps avant notre arrivée.

Le dernier établissement des Gilyaks en remontant l’Amour est Addi ou Adza, village composé de quinze huttes, dans chacune desquelles logent au moins vingt personnes. C’est le centre commercial des Mandchoux pour leurs transactions avec les Gilyaks et les Goldiens. C’est aussi là que leur âpreté au gain se manifeste dans toute sa hideur. Mais ils ne spéculent pas sur les étrangers, ils s’entendent trop bien aux affaires pour traiter avec eux. Leur seul but est de les éloigner du champ qu’ils exploitent et de se soustraire à leurs investigations. Quand je leur marchandai le poisson dont j’avais besoin pour mes chiens, ils me firent des prix impossibles pour me forcer à discontinuer mon voyage. Heureusement j’avais pénétré leurs intentions. J’avais la bourse bien garnie, et j’adhérai sans sourciller à leurs dures conditions. Ils étaient tout ébahis de la bonne grâce avec laquelle je me laissais écorcher. À Addi, comme dans tous les villages précédemment traversés, les Gilyaks nous offrirent l’hospitalité la plus empressée. Nous étions pour eux les éclaireurs de la civilisation qui doit les délivrer des Mandchoux.

À partir d’Addi, j’entrai dans le pays des Goldiens, peuplade d’origine toungouse. Je n’ai vu qu’en courant Kalga et Niaugi infestés de Mandchoux qu’y attire le commerce des peaux de castor ; après eux il n’y a plus qu’à glaner. Après avoir passé l’embouchure du Goryn, je suis arrivé à Keurmi où régnait une fièvre pernicieuse qui étendait ses ravages jusqu’à l’embouchure de la Sungari. Les villages placés sur ce parcours renferment cependant une nombreuse population, et s’élèvent au milieu d’un pays extrêmement fertile.

Je m’arrêtai deux jours dans un village situé par 50° à peu près de latitude, à l’embouchure du Chungari. J’ai obtenu sur ce cours d’eau des renseignements précieux. Pendant l’hiver, on peut, en le remontant avec des chiens, atteindre en sept jours Port-Impérial[1]. J’en conclus que le Chungari coule sur une étendue de 300 v. (360 kil.). Pendant l’été la rapidité du courant rendrait la navigation beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile. J’ai rencontré à cette halte, un négociant chinois, qui m’a étonné par son aptitude pour les langues et surtout par la volonté tenace et par l’esprit ingénieux que révèle sa manière d’étudier. Il épie le passage des commerçants russes, va à eux, les salue, et par des gestes, quand il ne peut faire autrement, il engage résolûment la conversation, leur demande une leçon de grammaire ou l’explication de quelques mots et prend à mesure ses notes sur un carnet.

25 décembre. — Le village de Maï est situé dans une position des plus pittoresques, au bas d’une falaise et en regard d’un grand lac semé d’îles habitées par des Goldiens. Aux approches du village, la route était devenue presque impraticable ; il fallait passer sur une berge étroite et rapide, au bas de laquelle s’amoncelaient d’énormes bancs de glace. En arrivant à Dalen, je trouvai le village désert. Les habitants fuyant la fièvre s’étaient disséminés dans les bois ; leurs huttes éloignées les unes des autres indiquent combien la maladie est contagieuse. Les émigrations se renouvellent assez souvent chez les tribus de l’Amour.

La rivière Dondon-Bira se jette dans le fleuve Amour par la rive droite, devant un village bâti en partie sur la terre ferme et en partie sur des îles. Je pris le thé dans une pauvre hutte pendant qu’un Cosaque allait chercher du poisson pour mes chiens. Ce brave homme s’était

  1. Havre Baracouta des Anglais, par 49° de latitude, sur la côte orientale de la Mandchourie. Les Russes s’en sont déjà emparés et y ont fondé une ville baptisée du nom de Constantinovsk.