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La journée du lendemain ressemble trait pour trait à celle de la veille : ce sont deux sœurs jumelles. À la fin de la troisième, tout à coup, sans le moindre avertissement, plus de bruyères ; du sable, rien que du sable : le Sahara ! Ce passage, ainsi que beaucoup d’autres qui lui ressemblent, sont désignés sous le nom de « mers de sable ». Le vent, aux heures de tempêtes, en agite la surface comme celle de l’Océan, il soulève le sable et le fait onduler ainsi que de grandes vagues[1]. Inutile de dire qu’il ne faut pas songer la trouver là dedans un chemin frayé. Si l’on est en voiture, on est absolument à la discrétion du thiemchik (cocher) qui conduit son attelage toujours au galop, jusqu’à ce qu’il verse ; si vous avez affaire à un thiemchik russe, il vient vous relever en disant : « Nicevo… Nicevo… Ce n’est rien, ce n’est rien. » Il caresse un peu ses chevaux et repart avec une rapidité égale à sa placidité.

Nous arrivons à la station de Koudoutzkaïa, elle est entourée d’une douzaine de kibitka. Les femmes kalmouckes y font la cuisine, ce qui nous invite à nous occuper immédiatement de la nôtre. Après le dîner nous rôdons autour des kibitka. On nous offre du thé kalmouck confectionné avec les feuilles et les tiges assaisonnées de beurre, de lait et de sel. De plus, on nous donne à boire de l’eau-de-vie de lait de jument. Il faut être arrivé insensiblement à une déviation complète du sens du goût pour absorber les mélanges dont ces braves gens se régalent. Quant aux palais européens ils ont beau se cuirasser d’un triple courage pour s’y habituer, c’est la chose impossible. En échange de si bons procédés nous offrons aux honnêtes Kalmoucks du vodka (eau-de-vie russe) et du cognac français, et nous avons le plaisir de voir nos produits occidentaux accueillis par des hourras de satisfaction, où la politesse n’entre pour rien du tout ; après quoi nous nous quittons les meilleurs amis du monde.

Le lendemain notre route change d’aspect ; nous cheminons dans le lit d’une rivière large au moins de deux kilomètres. Le sol est tapissé de cailloux ; çà et là, seulement, quelques petits îlots et un ou deux ruisseaux.

Alexandre Dumas, qui a pris à l’avance ses informations, nous prie de ne pas nous moquer de cette pauvre rivière ; elle perd, nous dit-il, ses eaux dans le sable, au-dessus de l’endroit où nous sommes, et ce n’est qu’au printemps que la fonte des neiges lui en fournit d’assez abondantes pour lui permettre d’aller porter majestueusement son tribut à la mer Caspienne[2]. — Nous promettons d’être plus respectueux à l’avenir, d’autant plus que nous approchons du fleuve le plus célèbre de ces contrées, du fameux Téreck, qui a des airs de torrent.

Par moments, nous chassons encore les outardes et les pluviers.

Nous arrivons près d’un camp de tentes kalmouckes semblables à celles que nous avions visitées près d’Astrakhan. Un prince stationne là depuis plusieurs jours avec une centaine de ses vassaux. Sa tente, dont je visite l’intérieur, est plus riche mais exactement de la même forme que toutes celles qui l’entourent comme pour la défendre de leur ceinture. En voici la description sommaire : au fond un grand lit recouvert de soie rose ; rideaux de même étoffe ; le devant du baldaquin en soie blanche et bleue. Près du lit un divan recouvert d’un riche tapis persan. À droite une espèce d’autel composé d’un riche coffre en laque aux couleurs éclatantes surchargé de petites coupes pleines de grains de blé et de riz, de sonnettes, de deux espèces de poupées revêtues de morceaux de drap découpés en pointe et affectant les formes chinoises. Derrière ce coffre une très-belle étoffe de satin blanc, brodée d’or, et au milieu, dans la partie supérieure, une petite statuette représentant le Bouddha, enveloppée soigneusement d’une écharpe de mousseline ; en face, plusieurs coffres posés les uns sur les autres et recouverts d’un magnifique tapis, de même que le sol.

Cette kibitka princière, ainsi que les autres, est éclairée par le haut ; point de cheminées ; c’est par la porte d’entrée que la fumée s’échappe comme elle peut. Le prince a le privilége d’une seconde tente où l’on s’occupe des soins culinaires, ce qui fait que son magnifique intérieur n’est pas enfumé.

Nous avons l’honneur d’être présentés à la princesse, qui nous reçoit assise sur le divan et entourée de six de ses dames d’honneur.

Le costume de ces dames se compose d’une robe descendant jusqu’aux pieds, ouverte par le haut, et laissant voir une chemise ressemblant beaucoup aux chemises d’homme en France ; le col en est rabattu et attaché par deux boutons de diamants. La robe de soie, de couleur très-vive, est ouverte du haut au bas comme un peignoir. Les cheveux sont tressés en nattes ; les femmes mariées enveloppent ces nattes, tombant de chaque côté, de fourreaux de soie noire. Quant à la coiffure, invariable pour toutes les dames kalmoukes, elle consiste en un bonnet dont la partie supérieure est carrée, et dont la partie inférieure est relevée d’un côté, ce qui donne à leur figure un aspect assez étrange.

Nous allons visiter une autre kibitka qui appartient à un simple Kalmouck. Nous étions attendus, et la femme de notre hôte a tout préparé pour nous faire assister à la confection de l’eau-de-vie de lait de jument.

Une énorme marmite pleine de lait est suspendue, dans le milieu de la tente, au-dessus d’un feu assez vif. À la place du couvercle est un appareil qui a beaucoup d’analogie avec une cornue, et dont l’extrémité du goulot aboutit à un vase placé à côté du feu. Pour que l’air extérieur ne s’introduise pas dans cet appareil,

  1. Un voyageur contemporain a écrit un chapitre curieux sur les mers de sables de l’Arabie. Elles s’étendent approximativement en ligne droite, dit-il, depuis le territoire des Beni-Nozab, à 16° de latitude septentrionale, jusqu’à moitié chemin des 18° et 19° degrés, et peuvent avoir, dans leur plus grande largeur, de 30 à 35 lieues. Ces immenses étendues de sables se meuvent sous la pression du vent, on ne peut y trouver aucune route et l’on y est exposé à être englouti dans des espèces d’entonnoirs qui donnent lieu de supposer que des feux souterrains ont autrefois bouleversé ces contrées. (Les mystères du désert, par Hadj-abd-’el-hamid Bey.)
  2. Il s’agit sans aucun doute de la Kouma, qui descend du Caucase, entre le Kouban et le Térek (voy. une explication de la perte de ses eaux, note 1, p. 123). Elle est sur la frontière des deux gouvernements d’Astrakhan et du Caucase. C’est là que cessent les solitudes arides des steppes.