nent. Aucun dessin ne saurait donner une idée de ce magnifique panorama ; l’imagination la plus hardie est ici dépassée par la réalité.
Le soir nous arrivons à la station de Schoukovaïa, transformée en poste militaire. Le service de la poste est interrompu ; nous ne pouvons plus compter pour trouver des chevaux que sur la bienveillance des officiers supérieurs commandant les postes de la ligne que nous allons suivre.
Le colonel commandant la place de Schoukovaïa, nous fait donner deux chambres dans une maison déjà occupée par deux jeunes officiers russes. Un de ces jeunes gens attend une occasion pour poursuivre son voyage vers Derbent. On appelle « occasion » une réunion de plusieurs personnes se dirigeant vers le même point, en nombre suffisant pour qu’un chef de corps prenne sur lui de la faire accompagner. Voyager sans escorte, c’est vouloir se faire assassiner. On juge si notre officier est enchanté de notre arrivée qui lui permet de profiter du pouvoir que nous avons de nous faire escorter sur tous les points de notre route.
Après deux jours passés à Schoukovaïa, nous voici de nouveau en campagne. Nous rencontrons encore le Térek, qu’il nous faut traverser cette fois sur un pont fortifié. Lorsqu’on a franchi ce pont, on avance à la grâce de Dieu : les postes ne protégent plus les voyageurs. Si l’on est attaqué, on se tire d’affaire comme on peut ; au reste, comme depuis quelques jours nous n’entendons parler que de dangers, nous recevons cet avertissement avec assez d’indifférence : on s’habitue à tout.
Nous sommes en plein sur le versant occidental du Caucase ; le gibier abonde et ne se presse pas de fuir ; il vit en parfaite sécurité, comme s’il savait bien qu’il n’est pas prudent de s’arrêter pour s’amuser à la chasse. Nous abattons quelques pièces malgré notre escorte, dont le chef nous recommande d’être plus prudents. Enfin, nous arrivons à Kasafiourte, où nous sommes admirablement accueillis.
Kasafiourte est une place militaire importante ; il est commandé par le prince Mirsky. C’est là que se trouve le fameux régiment de Kabarda, fondé par le prince Bariatinsky ; ce régiment est composé d’hommes choisis, qui font depuis longtemps la guerre aux Tatares, aux Lesghiens, dont ils connaissent la langue et les habitudes. Les jours d’expéditions, les soldats de ce régiment quittent leur costume d’ordonnance pour prendre le costume tatare ; la nuit venue, ils partent, et, bien informés par des espions, ils se mêlent aux ennemis, épient l’occasion, choisissent le moment favorable, et ne reviennent jamais sans ramener quelques prisonniers ou quelques têtes d’ennemis. Le prince donne une prime de dix roubles (40 francs) pour chaque tête ; la prime est portée à la masse et sert au rachat de ceux des soldats tombés entre les mains des Tatares, et dont on n’a pas coupé la tête, ce qui est rare.
Les officiers nous donnent une soirée et font danser devant nous la lesghienne par les soldats de Kabarda ; c’est une danse étrange ! D’abord, on dirait plutôt une promenade militaire ; une jeune fille de Vladicavkas (petite ville du Caucase) s’avance ensuite avec un des soldats, puis la danse prend un nouveau caractère, triste plutôt que gai : c’est l’effet de toutes les danses de l’Orient, où les jambes restent presque immobiles et où les bras seuls s’agitent en cadence.
Le lendemain, nous entrons dans la plaine de Koumich avec cent hommes d’escorte ; cinquante autres doivent nous rejoindre à l’Andrev-Aoul ; nous passerons près de Schamyl. À notre droite, on aperçoit çà et là, sur les hauteurs, les vedettes de ce terrible adversaire de la Russie[1].
Arrivés à Andrev-Aoul, village tatare soumis aux Russes, nous sommes reçus par le prince Ali-Sultan, et nous déjeunons chez lui.
C’est le premier Aoul (village) véritablement tatare que nous ayons encore vu. Comme les postes de cosaques, il est fortifié et palissadé avec des travaux en terre et des fossés ; pour ressembler à un poste, il ne lui manque que des canons. Chaque maison est crénelée et les toits en terrasse aident aussi à la défense. La maison du prince a elle-même un aspect formidable ; elle est entourée de grands murs et flanquée de tours carrées dont le sommet est couvert d’un toit supporté par de petites pièces de bois formant une série de créneaux qui servent de poste d’observation et facilitent le tir des soldats. Quand on a franchi la porte d’entrée, on se trouve dans une cour remplie de chevaux tout sellés ; car il faut être toujours prêt au moindre signal : les attaques sont fréquentes et promptes comme l’éclair. Des hommes placés en haut des tours restent en observation à toute heure.
Après être descendus de cheval et avoir quitté nos armes (ce qui dans le Caucase est une grande marque de confiance et de politesse), nous entrons dans une salle longue dont les solives, au plafond, sont couvertes d’arabesques d’or sur des fonds d’azur et de vermillon. Du côté de cette salle opposé aux fenêtres, sont roulés six lits avec leurs couvertures de soie. Ils sont placés régulièrement dans des niches pratiquées le long du mur et servent à la décoration ; le soir, on les déroule sur les tapis qui couvrent le sol, afin qu’ils soient tout prêts à recevoir les hôtes qui pourraient arriver. Des armes magnifiques sont suspendues entre les niches. Depuis le sol jusqu’à hauteur d’homme la muraille est revêtue de tapis. En face de la porte d’entrée sont deux glaces encadrées par un grand nombre d’autres petites glaces à facettes disposées à la manière persane. Des étagères en bois peint de couleurs vives et harmonieuses supportent une grande quantité de tasses
- ↑ Schamyl. né en 1797, a été fait prisonnier par les Russes, en septembre 1859, dans la forteresse de Dorzi (ou Gounib).