Page:Le Tour du monde - 01.djvu/132

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« L’affaire en est là, mon cher colonel, et j’en ai bien peur, en restera là, malgré vous, malgré moi et malgré tous les archéologues, tous les savants, et même tous les ignorants à venir.

« La vérité pure, la vérité vraie, la vérité incontestable, c’est qu’elle existe ; mais que ses fondateurs, ses constructeurs, ses défenseurs, autrefois célèbres, sont aujourd’hui couchés sans nom dans des tombeaux sans épitaphe, ne s’inquiétant guère de ce que l’on dit et même de ce que l’on rêve d’eux. Je ne troublerai donc ni leurs cendres, ni votre repos, en vous conduisant à travers l’aride antiquité à la recherche d’une bouteille vide. Non ; je vous invite seulement à vous promener avec moi un beau matin du mois de juin, afin de voir les vénérables restes de cette muraille du Caucase.

« Les portes de fer de Derbent, aujourd’hui des portes de toile, s’ouvrent pour nous au point du jour, et nous quittons la ville. Mes compagnons, dans ce voyage pittoresque sont, outre vous, mon cher colonel, le commandant de Derbent, major Cristnikoff. Nous avions encore avec nous un capitaine du régiment de Kourinsky, et la se borne le nombre des Russes curieux.

« Depuis le règne de Pierre le Grand, savez-vous combien de fois les Russes ont visité cette huitième merveille du monde que l’on appelle la muraille du Caucase ?

Cérémonie guèbre au temple d’Atesh-Gah. — Dessin de M. Moynet.

« Trois fois ; et encore je n’aurais pas dû dire depuis Pierre le Grand, mais Pierre le Grand compris.

« La première fois, c’était Pierre le Grand, 1722.

« La seconde fois, c’était le colonel Werkowsky, qui finit si tragiquement de la main d’Ammulat-Bey, 1819.

« Et la troisième fois, nous, 1832.

« Peut-être penserez-vous que le voyage est difficile, lointain, dangereux. Rien de tout cela, mon cher colonel : ayez donc l’esprit en repos sur nous ; il s’agit seulement de prendre une dizaine de Tatares armés, de monter sur son cheval de gauche à droite, ou même de droite à gauche comme font les Kalmouks, et de partir comme nous l’avons fait.

« Le matin était très-beau, quoiqu’il étendît sur nous ses brouillards comme un voile. Mais on sentait que ce voile allait se lever et nous montrer le visage resplendissant du soleil. Le chemin capricieux grimpait tantôt sur la montagne, et tantôt s’enfonçait dans les vides du terrain, rides profondes qui sillonnent le front soucieux du Caucase. Les physionomies sombres des Tatares, avec leurs énormes papacks, leurs armes brillantes d’or et d’argent, leurs beaux chevaux de montagne, les rochers au-dessus de notre tête, la mer sous nos pieds, tout cela