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énorme dans tout le Nipon, et l’on prétend que l’un des principaux et des plus importants articles d’importation des jonques qui viennent ainsi tous les ans, consiste dans l’introduction de médecines chinoises.

Les Japonaises reçoivent une certaine éducation ; elles ont des écoles, et, bien différentes en cela des dames chinoises, elles ne considèrent pas les étrangers comme des diables. Les femmes mariées se distinguent des jeunes filles en s’arrachant les sourcils et en se teignant les dents en noir avec une drogue composée de limaille de fer et de saki. Elles se promènent, du reste, en toute liberté dans les rues, et ne sont point reléguées au fond des yamouns, comme les habitantes du Céleste-Empire.

Il ne se publie pas la moindre gazette au Japon, toute publicité y est interdite ; c’est encore pire qu’en Chine, où l’on a au moins la Gazette de Pékin, journal officiel, aux nombreuses colonnes, qui paraît tous les jours et se répand dans tout l’empire. L’histoire, au Japon, est ce qu’il y a au monde de plus fastidieux ; c’est un récit presque jour par jour des faits et gestes du taïcoun : l’empereur est sorti, l’empereur a été malade, l’empereur est allé visiter les fleurs. La véritable histoire du Japon est celle du P. Charlevoix.

Les Japonais de toutes les classes ont la passion du bain chaud ; le bain chaud fait partie de leurs mœurs nationales. Ils le disent préférable au sommeil pour rafraîchir le sang et reposer les membres. Aussi nos cent iacounin, dans la bonzerie de Yédo, se livraient chaque soir avec tant d’ardeur à cet exercice, que toute la première partie de notre nuit en était compromise. On dit que, durant l’été, tout cela se passe dans la rue, et que les dames elles-mêmes ne dédaignent pas de se plonger, devant leurs portes, dans l’onde salutaire. La première froidure de l’hiver, qui commençait à se faire sentir, avait mis fin à cette vie en plein air, et privé notre ambassade de ce souvenir de voyage.

Lorsque les Japonais veulent désigner le moi, leur personnalité, ils montrent leur nez : le bout du nez est chez eux le siége de l’individualité. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Nous autres, par nos gestes, nous désignons dans ce cas notre estomac.

L’unité monétaire au Japon est l’itchibou, jolie pièce d’argent en forme de domino. Trois itchibous valent une piastre mexicaine. Le kobang, monnaie d’or, vaut quatre itchibous. Les Hollandais de Nangasaki se servent, en outre, de taëls en papier, et le peuple de sapèques, ou monnaie de cuivre en usage pour les petites transactions.

La Chine est le pays de l’égalité : chacun, sauf les fils des tankadères ou femmes de bateau, peut, grâce aux examens, devenir mandarin et aspirer aux honneurs. Le Japon, au contraire, est un empire féodal gouverné par une aristocratie militaire. Les Japonais se divisent en neuf classes, et, sauf de rares exceptions, nul ne peut sortir de la classe où il est né. Toute tentative de ce genre est mal vue, et l’opinion publique y est contraire. C’est à l’absence de tout luxe et à ce manque d’ambition que l’on peut attribuer cet air de quiétude, de complète satisfaction, et cette gaieté expansive qui forment le fond du caractère japonais. Nulle part ailleurs l’on ne rencontre des gens si heureux et auxquels toute préoccupation fâcheuse paraît si étrangère. Les princes ou daïmio, les nobles, les prêtres, les militaires, forment les quatre premières classes de la nation, et ont le droit de porter deux sabres, les employés subalternes et les médecins forment la cinquième classe, et peuvent porter un sabre ; les négociants et les marchands en gros, les marchands en détail et les artisans, les paysans et les coolies, les tanneurs et les corroyeurs forment les quatre dernières classes de la population, et ne peuvent, en aucun cas, porter de sabre. Tous ceux qui se livrent au commerce des peaux sont déclarés impurs ; ils n’ont pas le droit de résider dans les villes, et ils habitent dans des villages à eux réservés au milieu de la campagne. C’est parmi eux que l’on choisit les bourreaux, et il est à présumer qu’ils ont fort à faire, car la loi pénale au Japon est d’une excessive rigueur et applique la peine de mort même aux simples délits. Quiconque tue son prochain par imprudence ou recèle un criminel est aussitôt décapité. Il serait à souhaiter que le contact de l’Europe fît apporter un sage tempérament à la sévérité de la législation japonaise.

Les seules sciences cultivées dans l’empire sont la médecine et l’astronomie. Il y a deux observatoires dans l’île de Nipon, l’un à Yédo, l’autre à Méako. Nous étions à Yédo durant la grande comète du commencement d’octobre 1858, et nous n’avons pas aperçu le moindre signe d’étonnement ou d’inquiétude sur les visages. À Shanghaï, cet été, durant une éclipse de lune, ce n’était point précisément la même tranquillité : les mandarins militaires lançaient des flèches pour tuer le dragon qui dévorait la lune ; de toutes les jonques, de toutes les pagodes sortait un bruit assourdissant de gongs, destiné à effrayer le monstre ; et, en effet, il eut peur, car, au bout d’une heure et demie, Phébé reparut plus radieuse et plus belle, sortie intacte d’une si redoutable épreuve. Les médecins japonais lisent les livres hollandais et s’occupent sérieusement de leur art. Deux d’entre eux venaient sans cesse dans notre bonzerie de Yédo consulter nos jeunes chirurgiens de marine sur le traitement du choléra, qui venait de faire son apparition dans la ville.

Les Japonais ont une grande tolérance, ou plutôt une grande indifférence en matière de religion. Plusieurs cultes coexistent en paix, depuis des siècles, dans l’archipel ; et le bouddhisme et la religion de Confucius, importations étrangères, partagent avec le sinto, ou culte des Kamis, religion primitive du pays, les adorations de la foule. Grâce à cette tolérance, les missionnaires espagnols et portugais étaient à peine depuis quelques années au Japon, que déjà deux cent mille indigènes des plus hautes classes avaient reçu le baptême et s’étaient faits chrétiens. On n’avait point encore eu d’exemple d’un mouvement religieux pareil, et saint François-Xavier pouvait dire : « Je ne saurais finir lorsque je parle des Japonais ; ce sont véritablement les délices de mon cœur ! » Aujourd’hui les temps sont bien changés ; il ne reste plus, depuis deux cents ans, un seul chrétien au Japon ;