l’espace par mon regard, je me figurais que les grandes ailes du navire étaient enflées non par le vent, mais par le souffle de ma volonté : en orgueil naïf je ne le cédais point à la mouche du coche.
C’est ainsi que j’errais sur le navire, trouvant sans cesse de beaux spectacles à contempler ; mais surtout depuis que nous étions dans la mer des Antilles, j’aimais à voyager de mâts en mâts, scrutant l’horizon pour y découvrir la terre. Trente-six heures après avoir dépassé Montserrat nous vîmes la terre en effet, et la côte méridionale d’Haïti, vague d’abord, puis grandissante et hardie, se dressa vers le nord. La péninsule, qui se termine au cap Requin ou Tiburon, n’est qu’une étroite chaîne de montagnes jetée au milieu de la mer et les pitons alignés sur sa crête ont un magnifique caractère de hardiesse. Le pic le plus élevé atteint une hauteur de 2800 mètres environ, et de cette pointe, le regard descend par une succession de terrasses et de pyramides jusqu’au cap Tiburon où l’arête de rochers plonge dans le bleu des eaux avec un jet fier et superbe. À sa vue, la comparaison établie par Alexandre Dumas entre un cap et un taureau montrant ses cornes aux vagues me revenait sans cesse à l’esprit.
Les montagnes vers lesquelles courait alors notre navire sont assez nues, et les grands arbres se montrent seulement dans les gorges et dans les cirques étroits ménagés de distance en distance entre la grève marine et le pied des escarpements. Les forêts de bois d’acajou, les magnifiques baobabs africains, les palétuviers même se trouvent en général plus à l’est sur les côtes de la république Dominicaine ; mais ici le rivage de l’île est beaucoup trop abrupt pour donner prise à une belle végétation. En plusieurs endroits, des falaises luisantes comme du métal s’élèvent sur le bord de la mer, et les huttes des pêcheurs sont suspendues comme des chèvres sur le rebord des rochers. Couvée par un implacable soleil, cette côte presque tout entière a pris un aspect rougeâtre et sévère qui semblerait devoir mieux convenir à quelque promontoire de l’Arabie.
Plusieurs montagnes ont leurs escarpements interrompus par des terrasses horizontales qui sont évidemment d’anciennes plages marines. Ces terrasses espacées l’une au-dessus de l’autre à des hauteurs sensiblement égales, prouvent qu’il a fallu bien des périodes successives d’arrêt et d’ascension pour opérer le soulèvement de l’île entière. De distance en distance, les violentes pluies tropicales ont profité des moindres plissements du sol pour creuser de profondes ravines à travers les rebords parallèles des terrasses superposées : de loin on pourrait croire que toutes ces marches séparées l’une de l’autre par d’énormes fossés ont été taillées dans le roc par des peuples de géants. Les terrasses ne semblent manquer que dans les endroits où la roche est trop dure pour que la mer ait pu l’entailler profondément, mais presque partout ailleurs l’île est entourée d’une ceinture non interrompue de gradins superposés. Ces gradins ont souvent pris une forme singulière : ainsi près de la ville du môle Saint-Nicolas, une île soulevée dans un âge géologique assez récent, présente tout à fait la forme d’un môle ; on dirait un grand ouvrage de fortification construit à force de siècles et de vies d’hommes.
Près du cap Tiburon, nous eûmes le plaisir d’observer la merveilleuse transparence de l’eau. À l’abri des montagnes de la côte, le navire ne ressentait plus que