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III

LA NOUVELLE-ORLÉANS.


Le plan de la Nouvelle-Orléans est, comme celui de toutes les villes américaines, d’une extrême simplicité ; cependant l’immense courbe du Mississipi, qui a valu à la métropole du Sud le nom poétique de cité du Croissant, a empêché de tracer des rues parfaitement droites d’une extrémité à l’autre de la ville ; il a fallu disposer les quartiers en forme de trapèzes, séparés l’un de l’autre par de larges boulevards, et tournant leur petite base vers le fleuve. En revanche, les faubourgs de l’ouest, Lafayette, Jefferson, Carrolton, construits sur une presqu’île semi-annulaire du Mississipi, présentent au fleuve leur base la plus large, et les boulevards qui les limitent de chaque côté se réunissent en pointe sur la lisière de la forêt, au milieu de laquelle la ville a été bâtie. Grâce à l’adjonction récente de ces quartiers, la Nouvelle-Orléans a pris un nouvel aspect, et les deux gracieuses courbes que le Mississipi décrit le long de ses quais, sur une étendue de sept milles environ, devraient lui faire donner le nom de Double-Crescent-city.

L’humidité du sol de la capitale de la Louisiane est passée en proverbe, et l’on a été souvent jusqu’à dire que la ville tout entière, avec ses édifices, ses entrepôts et ses boulevards, reposait sur un immense radeau porté par l’eau du fleuve. Des trous de sonde forés jusqu’à 250 mètres de profondeur ont suffisamment prouvé que cette assertion était erronée ; mais ils ont aussi montré que le sol sur lequel est bâtie la ville se compose uniquement de lits de vase alternant avec des couches d’argile et des troncs d’arbres qui se transforment lentement en tourbe, puis en charbon, sous l’action des forces toujours à l’œuvre dans la grande usine de la nature. Il suffit de creuser de quelques centimètres, ou, pendant les saisons de grandes sécheresses, d’un ou deux mètres, pour rencontrer l’eau vaseuse ; aussi la moindre pluie suffit-elle pour inonder les rues, et quand une trombe d’eau s’abat sur la ville, toutes les avenues et les places sont changées en rivières et en lagunes. Des machines à vapeur fonctionnent presque sans relâche pour débarrasser la Nouvelle-Orléans de ses eaux stagnantes et les déverser, au moyen d’un canal, dans le lac Ponchartrain, à quatre milles au nord du fleuve.

On sait que les bords du Mississipi, comme ceux de tous les cours d’eau qui arrosent les plaines alluviales, sont plus élevés que les campagnes riveraines. Nulle part on ne peut mieux observer ce fait qu’à la Nouvelle-Orléans, car il y a une différence de quatre mètres entre les parties de la ville situées loin du fleuve et celles qui bordent le quai. De ce côté, les constructions sont défendues contre les crues du Mississipi par une levée planchéiée de cent mètres de large ; en outre, le fleuve, dans ses inondations, apporte toujours une énorme quantité de sable et d’argile qui consolide la levée et forme une nouvelle batture, sur laquelle, depuis le commencement du siècle, on a déjà construit plusieurs rues. Les quartiers éloignés du Mississipi sont élevés de quelques centimètres seulement au-dessus du niveau de la mer, et les demeures des hommes n’y sont séparées des vasières à crocodiles que par des égouts d’eau stagnante et toujours irisée. Cependant un certain renflement du sol, appelé colline dans le pays, s’étend entre la ville et le lac Pontchartrain. Ce renflement, inappréciable à l’œil nu, peut avoir un mètre de hauteur absolue. On peut se faire une idée du niveau de la plaine, en apprenant qu’à l’étiage, les eaux n’ont qu’une pente de dix centimètres environ, sur un cours total de cent quatre-vingts kilomètres, de la ville au golfe du Mexique.

Le plus ancien quartier de la Nouvelle-Orléans, celui qu’on appelle par habitude le quartier français, est encore le plus élégant de la ville ; mais les Français y sont en bien petite minorité, et ses maisons ont été pour la plupart achetées par des capitalistes américains : c’est la que se trouvent l’hôtel des postes, les principales banques, les magasins d’articles de Paris, la cathédrale et l’Opéra. Le nom même de ce dernier édifice est une preuve de la disparition graduelle de l’élément étranger ou créole. Autrefois, ce théâtre ne jouait que des pièces françaises, comédies ou vaudevilles ; mais, pour continuer à faire des recettes, il a été obligé de changer ses affiches et son nom ; maintenant, c’est le public américain qui lui accorde son patronage. Il est certain que la langue française disparaît de plus en plus. Sur la population de la Nouvelle-Orléans, qui s’élève, selon les saisons, de cent vingt mille à deux cent mille habitants, on ne compte guère que six à dix mille Français, c’est-à-dire un vingtième, et le même nombre de créoles non encore complétement américanisés. Bientôt l’idiome angle-saxon dominera sans rival, et des Indiens aborigènes, des colons français et espagnols, qui s’étaient fixés dans le pays bien avant les émigrants d’origine anglaise, il ne restera que des noms de rues : Tchoupitoulas, Perdido, Bienville, etc. Le marché français (french market), que les étrangers ne manquaient pas de visiter autrefois pour y entendre la confusion des langues, ne résonne plus guère que de conversations anglaises. Les Allemands, toujours honteux de leur patrie, cherchent à se prouver qu’ils sont devenus Yankees par des jurons bien articulés et des plaisanteries de taverne ; les nègres, à l’intarissable babil, ne condescendent à parler français qu’avec une sorte de commisération pour leur interlocuteur, et les rares chasseurs indiens, fiers et tristes comme des prisonniers, répondent aux questions par des monosyllabes anglais.

Le quartier américain, situé à l’ouest du quartier français, dont le sépare la large et belle rue du Canal, est habité principalement par des commerçants et des courtiers ; c’est aussi le centre de la vie politique. Là se trouvent les hôtels, presque aussi beaux que ceux de New-York, les entrepôts des colons, la plupart des églises et des théâtres, la principale maison de ville ; là aussi se tient le grand marché des esclaves. Une foule immense se presse toujours dans l’enceinte de Bank’s arcade, autour de laquelle règne un large comptoir abondamment garni