Page:Le Tour du monde - 01.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de verres et de bouteilles. Sur une estrade se tient l’encanteur, gros homme rouge et bouffi, à la voix retentissante : « Allons ! Jim ! monte sur la table. Combien pour le bon nègre Jim ? Voyez, il est fort ; il a de bonnes dents ! Regardez les muscles de ses bras ! Allons, danse, Jim ! » Et il fait pirouetter l’esclave. « C’est un nègre qui sait tout faire, il est menuisier, charron, cordonnier. Il n’est pas insolent ; on n’a jamais besoin de le frapper. » Et cependant, on voit le plus souvent de longues raies blanchâtres tracées par le fouet sur la peau noire. Ensuite vient le tour d’une négresse : « Voyez cette wench (femelle) ; elle a eu déjà deux niggers, et elle est jeune encore. Regardez-moi ces reins vigoureux, cette forte poitrine ! Bonne nourrice, bonne négresse de travail ! » Et l’enchère recommence au milieu des rires et des vociférations. Ainsi passent tour à tour sur cette table fatale tous les nègres de la Louisiane : les enfants qui viennent de terminer leur septième année et que la loi, dans sa sollicitude, juge assez âgés pour se passer de mère ; les jeunes filles, offertes aux regards de deux mille spectateurs, et vendues à tant la livre ; les mères qui viennent de se voir enlever leurs enfants, et qui doivent être gaies sous peine du fouet ; les vieillards, si souvent déjà mis aux enchères, qui doivent paraître une dernière fois devant ces hommes à face pâle, qui les méprisent et rient de leurs cheveux blancs. La plus vile, la plus misérable des vanités, celle d’être vendus bien cher, leur fait à la fin défaut ; adjugés pour quelques dollars, ils ne sont plus bons qu’à être enterrés comme des animaux dans la cyprière. Ainsi disent les esclavagistes, ainsi le veulent, suivant eux, la cause même du progrès, les doctrines de notre sainte religion, les lois les plus sacrées de la famille et de la propriété.

Longtemps, toutes les maisons de la Nouvelle-Orléans ont été construites en bois : c’étaient de simples baraques, et la cité tout entière, malgré son étendue, avait l’air d’un vaste champ de foire ; aujourd’hui les maisons des deux grands quartiers sont, pour la plupart, bâties en briques et en pierres ; on a même osé employer le granit dans la construction de la nouvelle douane. Il est vrai qu’en dépit des forts pilotis de trente mètres de longueur sur lesquels elle repose, ses murailles se sont déjà enfoncées d’un pied dans le sol.

Mais le principal agent de la transformation de la ville, ce n’est pas le sens esthétique des propriétaires : c’est le feu. J’eus bientôt l’occasion de m’en convaincre, car j’arrivai à la Nouvelle-Orléans au plus fort de la période annuelle des incendies. D’après les poëtes, le mois de mai est la saison du renouveau ; dans la métropole de la Louisiane, c’est l’époque des conflagrations. « Cela se comprend, dira-t-on, car c’est alors que les chaleurs commencent et que les boiseries des maisons se dessèchent sous les rayons du soleil ; c’est aussi la saison joyeuse pendant laquelle on a d’ordinaire le plus d’insouciance pour ses intérêts. » — « Tout cela est vrai, ajoutent les médisants, mais il ne faut pas oublier que le mois de mai précède immédiatement le terme d’avril et que l’incendie peut aider à régler bien des comptes. » Le fait est que pendant les deux ou trois dernières semaines de mai, il ne s’écoule pas une nuit que le tocsin n’appelle les citoyens de sa voix lente et profonde. Souvent les reflets pourpres de quatre ou cinq incendies colorent en même temps le ciel, et les pompiers éveillés en sursaut ne savent de quel côté leur présence est le plus nécessaire. On a calculé que dans la seule ville de New-York, les flammes dévorent chaque année autant d’immeubles que dans la France entière ; à la Nouvelle-Orléans, ville de cinq à six fois moins peuplée que New-York, la part du feu est relativement plus forte encore, puisque la perte totale causée par les incendies équivaut à la moitié de la perte due aux sinistres de même nature dans toute l’étendue du territoire français.

Dès l’une des premières nuits de mon séjour dans la métropole du Sud, il arriva un de ces effroyables désastres, si fréquents aux États-Unis. Sept grands bateaux à vapeur brûlaient à la fois. C’était un spectacle magnifique. Les sept navires, amarres à côté l’un de l’autre, formaient comme autant de foyers distincts, réunis à la base par une mer de flammes ; les tourbillons de feu, jaillissant du fond des cales embrasées, se recourbaient gracieusement au-dessous des galeries et révélaient dans toute son éphémère beauté l’architecture élégante de ces palais étincelants de dorures et de glaces ; mais bientôt les langues de feu pénétrèrent par jets successifs à travers le plancher des galeries, et de la base au sommet, les trois étages de cabines furent enveloppés dans un ouragan de flammes ; au-dessus des navires, les noires cheminées, entourées des ondes tournoyantes de l’incendie, restèrent longtemps immobiles comme des spectres funèbres, et les drapeaux, hissés à l’extrémité des mats, se montrèrent de temps en temps à travers la fumée, flottant joyeusement comme dans un jour de fête. L’une après l’autre, les galeries s’affaissèrent avec d’horribles craquements, les machines et les fourneaux, perdant leur centre de gravité, se penchèrent tout à coup, faisant osciller comme une banderole tout le vaste incendie. Les étages, les cheminées s’écroulèrent successivement, et le Mississipi, couvert de débris embrasés, charria tout un fleuve de feu. Les façades uniformes de la ville, les quais couverts de marchandises, la foule en désordre, les grands navires amarrés le long du rivage, et, sur la rive opposée, les maisons et la forêt d’Alger, tout semblait éclairé d’une lueur sanglante ; par contraste, le ciel seul paraissait noir et les étoiles avaient disparu. Les cris que l’on entendit longtemps sortir des navires en feu augmentaient l’horreur de cette effroyable scène. Quarante-deux personnes furent brûlées vivantes avant qu’en n’eût organisé le sauvetage. On sait que sur le Mississipi, depuis la construction du premier bateau à vapeur jusqu’à nos jours, plus de quarante mille personnes ont été brûlées ou noyées par suite d’accidents de tout genre : explosions, collisions ou incendies : c’est une moyenne de mille victimes par an.

Les veilleurs de nuit sont beaucoup trop peu nombreux pour être d’une sérieuse utilité dans la prévention des sinistres. La ville, longue de près de sept milles, sur